Ingénieur et économiste, Gustave Massiah, dit « Gus », est une des personnalités centrales du mouvement altermondialiste. Il est membre du Conseil scientifique de Attac-France et membre du Conseil international du Forum social mondial.
La bataille de Grèce, un épisode dune guerre mondiale prolongée
Les débats sur la crise grecque et sur la crise ouverte de lUnion Européenne ont suscité de très nombreux commentaires et de très nombreuses analyses. Ce débat va se prolonger dautant que lévolution, en Grèce et en Europe, est loin dêtre achevée. Voici dix pistes de réflexions lapidaires sur le débat en cours.
- La bataille de Grèce sest terminée par une défaite de ceux qui refusaient les plans austéritaires.
Une défaite et une reddition pour Syriza qui avait défendu cette position. Une défaite qui va peser lourd, dabord pour le peuple grec.
Cette bataille a donné lieu à une démonstration de force du pouvoir financier. Elle lui a permis de montrer sa puissance et sa capacité à humilier tous ceux qui lui résistent. Cest un avertissement pour tous ceux qui pensent pouvoir passer outre aux oukases.
Pour autant, la guerre nest pas terminée, ni en Grèce, ni ailleurs. Que peut-on déjà apprendre de cette bataille.
La question de la dette est la question cruciale. Cest à partir de là que se différencient les choix possibles. Faut-il ou non suspendre unilatéralement le remboursement de la dette. La question sest posée deux fois, à des moments décisifs ; il est possible quelle se repose à nouveau.
Au départ, le choix de Syriza semblait aller dans ce sens. Cétait un des cinq points du programme à partir duquel ce parti avait gagné les élections. Et, limportance de la place donnée à la Commission pour la vérité sur la dette publique paraissait le confirmer. Cette position, conforme au rejet des mesures austéritaires, nécessitait un programme radical qui comprenait notamment la nationalisation des banques et une réforme fiscale de grande ampleur, la réquisition de la banque centrale pour couper sa subordination à la Banque Centrale Européenne.
Le gouvernement grec na pas suivi ce plan. Il a préféré ouvrir la négociation sur des mémorandums (nouveaux crédits contre réformes austéritaires) plutôt que de louvrir sur un moratoire de renégociation des dettes. Le gouvernement a estimé que les risques étaient trop grands compte tenu de la violence des réactions de lEurogroupe.
Le deuxième moment décisif a été juste après le succès du non au référendum. Une nouvelle fenêtre dopportunité avec la légitimité donnée par le résultat aurait permis de remettre en avant le plan fondé sur la suspension des remboursements. Là encore le gouvernement a préféré la négociation sur les mémorandums plutôt que la rupture. Là encore, cest limportance des risques qui a pesé sur le choix du gouvernement.
Une troisième manche est possible. Car la dette nest pas seulement illégitime, illégale et odieuse, elle reste toujours insoutenable. Compte tenu de la capitulation sur les mesures austéritaires, elle est très mal engagée et un redressement sera très difficile.
- La bataille de Grèce est un épisode dune guerre mondiale prolongée.
Nous sommes en fait dans une guerre mondiale prolongée. Cette guerre a commencé avec la victoire du capitalisme financier et des politiques néolibérales, à la fin des années 70. La gestion de la crise de la dette, provoquée par les pouvoirs financiers et politiques, et les programmes dajustement structurels en ont été les vecteurs principaux. Les plans daustérité en sont une des déclinaisons.
Il sagit dune offensive pour le rétablissement de lhégémonie impérialiste par rapport aux succès de la révolution de la décolonisation. Elle a combiné les coups détat économiques et financiers, les interventions militaires et de redoutables offensives idéologiques et culturelles.
Un militant africain écrivait récemment : « ce qui arrive à la Grèce est lamentable et dramatique pour le peuple grec ; peut-être que les européens comprendront un peu mieux ce que nous vivons depuis quarante ans ».
Ce nest pas par hasard que le CADTM, Comité pour lAnnulation de la Dette du Tiers Monde, qui lutte de manière remarquable et avec opiniâtreté, depuis 1989, se retrouve en position centrale dans la lutte contre laustérité à partir des outils forgés dans ces batailles, et notamment des comités daudit citoyen des dettes. Rappelons quen 1989, la campagne « ça suffat comme ci ! » mettait en avant le mot dordre toujours actuel « Dette, apartheid, colonies ; ça suffat comme ci ! »
- Le rapport de forces écrasant été déterminant dans cette bataille.
Affirmer la volonté de sortir de laustérité est un casus belli, une déclaration de guerre insupportable pour les pouvoirs dominants. Tous les moyens sont bons pour abattre ceux qui sy risquent, encore plus quand ils le claironnent.
Face à un tel rapport de forces, la délégation grecque pouvait-elle gagner ? Il faut se demander : gagner quoi ? Gagner de meilleures conditions à court terme était déjà difficile. Gagner tout, cest-à-dire gagner labandon des programmes anti-austéritaires, était beaucoup moins probable. Gagner tout, cest-à-dire obtenir la défaite de la troïka au bénéfice de tous, était encore moins probable compte tenu du rapport de forces et de la possibilité financière de détruire la finance et léconomie grecque.
Cest pourquoi lanalyse de la défaite en termes de : « on aurait pu gagner mais certains des chefs ont trahi » nest pas vraisemblable et navance pas beaucoup. Dune manière générale, la réflexion en termes de trahison a lavantage déviter linterrogation sur la situation et les responsabilités. Elle nest jamais suffisante. La désillusion la plus forte vient dailleurs de ceux qui ont délégué au gouvernement grec la possibilité de gagner pour eux, de mettre à bas la troïka.
Le rapport de forces a joué doublement. Il a pesé sur le choix du gouvernement grec pour la négociation sur le mémorandum. Une fois ce choix confirmé, il a réduit à très peu de choses les marges de manuvre dans la négociation.
Y-a-t-il eu des erreurs et le gouvernement grec aurait-il pu obtenir plus ? Probablement oui. Pouvait-il obtenir tout ? Probablement non. Mais il aurait pu obtenir de mettre plus en évidence la remise en cause des programmes austéritaires et la question de la dette. La question est surtout importante pour la suite en Grèce et en Europe. Pour y répondre, il faut se poser la question des prochaines étapes.
On arrive à la lancinante question du plan B. Nombreux sont ceux qui pensent que Syriza a perdu parce quil navait pas de plan B. Bien sûr quil faut un plan B, et même plusieurs. Il aurait peut-être permis de mieux négocier, mais il ne donnait pas lassurance de gagner. Malheureusement, il ne suffit pas dun plan B pour gagner. Un plan B nannule pas le rapport de forces ! Ceci nannule pas les critiques qui soulignent que labsence explicite dun plan B a été voulue comme une preuve de bonne foi dans la négociation et une concession qui a certainement coûté cher. Si on appelle plan B le choix de la rupture, on nest plus dans un plan B de négociation, on est dans une orientation stratégique alternative. La question est de savoir comment sy préparer pour la mener.
- Si le rapport de forces était aussi défavorable, fallait-il engager la bataille ?
Face à un rapport de forces aussi défavorable, fallait-il y aller ? Pour gagner les élections, fallait-il entretenir des illusions en laissant croire quil était possible den finir avec les plans austéritaires ?
Lidée quil vaut mieux ne pas y aller quand le rapport est trop défavorable nest pas la plus intéressante. Les plus grandes défaites viennent des batailles quon ne mène pas.
Souvent, la bataille permet des avantages, même avec une défaite. Elle peut permettre dobtenir des concessions par rapport à lacceptation du plan imposé sans bataille. En laissant ouverte la discussion sur ce qui aurait pu être obtenu dautre ; discussion qui navait pas vraiment été ouverte avant.
La bataille a permis deux autres avancées. Dabord, elle a montré la volonté de résistance active. Elle a ouvert une séquence encore incomplète mais très prometteuse : on naccepte pas, on résiste, on veut bien négocier, mais on consulte le peuple. Ensuite, elle a contribué à dévoiler la nature des politiques et la nature des institutions, de lUE et du FMI. Elle a rendu plus visible la nature du système, du capitalisme européen et mondial sous ses différentes facettes. La bataille de Grèce ouvre dans de meilleures conditions une nouvelle phase de la bataille de lEurope.
Pour revenir au rapport de forces défavorable et même écrasant, il faut tenir compte de ce rapport de forces pour définir les objectifs de la bataille et la manière de la mener. Et surtout, il faut inscrire la bataille dans une perspective stratégique en anticipant les prochaines batailles et les prochaines étapes.
Cest la question qui est posée aujourdhui à Syriza et à ses différents courants. Avec une interrogation majeure : quelles sont les attentes et les possibilités dengagement du peuple grec après cette première bataille ? Cest ce que le débat politique en Grèce va éclairer.
- La violence de lagression met à jour de fortes contradictions
La violence de lagression a été croissante. Au départ, il fallait faire rentrer la Grèce et la prendre comme exemple de la règle. Le peuple grec résiste ! Il faut le réduire, lobliger à accepter la règle, le prendre comme exemple de linutilité de résister, lhumilier et lécraser.
Mais cette violence a montré, à contrario, que la puissance considérable nétait pas suffisante pour se faire obéir sans résistance. La menace de la table rase financière a dévoilé la nature des rapports et a mis à jour de nombreuses contradictions dans le camp des dominants.
La négociation avec la Grèce a montré des contradictions entre les gouvernements européens et les peuples européens et combien la question de laustérité était sensible. Elle a montré la peur de la contagion que pouvait susciter une issue positive pour le peuple grec. Elle a montré les contradictions entre les capitalismes européens sur la conduite de lEurope ; entre lEurope du Nord qui suit la roideur allemande, lEurope du Sud rétive à laustérité, lEurope de lEst qui joue les bas salaires, la Grande Bretagne occupée à la définanciarisation. Elle a montré les contradictions entre les gouvernements européens sur lavenir de lEurope. Elle a montré que derrière le partage des rôles dans la négociation, les divergences entre la France et lAllemagne sont réelles sur les équilibres budgétaires. Elle a montré le désaccord sur la dette entre lAllemagne et le FMI. Elle a montré les divergences en Allemagne sur son rôle futur. Elle a montré que les politiques financières et monétaires ne suffisent pas à définir une politique européenne.
La crise ouverte en 2008 avec la crise financière commencée avec les subprimes a démontré que le système capitaliste est en crise et quil nen est pas sorti. Après quelques hésitations autour des propositions sur une réforme du capitalisme appelée green new deal, le capitalisme financier a repris le contrôle et raidi ses positions. Pour autant la crise nest pas résolue et les mouvements de contestation qui se sont manifesté à partir de 2011 nont pas faibli, même sils nont pas encore réussi à modifier le rapport de forces. Dans la bataille contre les plans austéritaires et les politiques néolibérale, la question de la dette publique est centrale au niveau mondial. Une campagne internationale pour la reconsidération et lannulation des dettes publiques peut trouver des formes renouvelées.
- Lirruption de la question démocratique
La démocratie est à la fois un élément de la bataille et une question stratégique centrale de longue période. Syriza a joué le jeu démocratique en appuyant ses demandes sur la légitimité démocratique des élections et en décidant dorganiser un référendum. Ils ont de ce point de vue marqué un point en démontrant le peu de cas pour les financiers et lUnion Européenne de toute procédure démocratique. On le savait déjà mais la grossièreté de la réponse de la Commission explicitant quil ny avait là pas de place pour la démocratie peut peser dans lavenir.
Consulter le peuple, faire appel au peuple, cette initiative de Syriza quun gouvernement grec précédent avait menacé de faire sans aller jusquau bout aurait pu changer la donne. Les contradictions mises à jour nétaient pas seulement celles des pouvoirs financiers, il y en avait aussi au niveau du peuple. Le peuple voulait deux choses contradictoires : sortir de laustérité, ne pas sortir de lEuro. Le gouvernement voyait bien que cétait contradictoire et que le chemin possible était quasiment impossible. Mais il a consulté là-dessus dans la continuité des élections et aussi parce que poser la question de la sortie de lEuro, donnait peu de chances de gagner le référendum.
Il y avait une autre opportunité, cétait dutiliser la légitimité du référendum pour rompre la négociation, quitte à se faire imposer un grexit qui aurait peut-être mis en difficulté la troïka. Ce nest pas ce qui a été choisi et qui a divisé Syriza. Plusieurs raisons ont pesé dans ce sens. Dabord les risques pour le peuple grec dune guerre financière totale à travers la destruction du système financier et bancaire grec. Ensuite, le fait que les mesures pour faire face au grexit navaient pas été préparées. La discussion sur le choix du gouvernement grec nous concerne tous. Pour linstant, cette discussion relève beaucoup du débat politique grec.
Il y a une discussion plus fondamentale sur le processus démocratique. Il y a eu, à un moment, juste après le référendum une opportunité historique, une bifurcation possible. Compte tenu de la nature contradictoire de la réponse au référendum, il nétait pas illégitime de durcir, voire dinterrompre la négociation plutôt que de laccélérer et de capituler. Il y avait certes des risques, mais aussi des opportunités. Dans un moment de décision historique, la consultation démocratique, dans ses formes classiques, ne donne pas toujours une réponse suffisante.
La discussion sur une orientation stratégique alternative, même si elle a été très courte, a été beaucoup plus riche juste après le référendum. Parmi les nombreuses propositions, retenons celles de Yannis Varoufakis (reconversion de la dette en cours par une monnaie fiscale complémentaire, décote sur les obligations détenues par la BCE, réquisition de la Banque de Grèce) et celles, répétées, de Eric Toussaint (moratoire de la dette, création dune monnaie complémentaire électronique, réquisition de la Banque Centrale Grecque, nationalisation des banques, réforme fiscale dampleur, mesures sociales de relance). Ces propositions sont relayées par Thomas Coutrot et Bruno Théret qui précisent que pour éviter les risques de panique bancaire et de coup détat financier par un exode massif des capitaux, il faut une adhésion populaire. Cest sur un programme de mesures précises et sur les risques de laffrontement que doivent porter les consultations démocratiques.
La bataille de Grèce ouvre aujourdhui de nouvelles possibilités pour dautres situations. La consultation portant sur un programme de sortie daustérité en acceptant les risques de ruptures et en définissant les premières mesures dun projet de transition. Une consultation sur le refus des programmes austéritaires, au risque de sortir de lEuro, peut devenir beaucoup plus « entendable » dans plusieurs pays européens
- La crise grecque ouvre une nouvelle étape de la crise de lUnion Européenne
La crise grecque ouvre une nouvelle étape de la crise de lUnion Européenne. Elle en dévoile les mécanismes et la nature.
LUnion Européenne est une partie avancée du néolibéralisme. La discussion porte sur son évolution. Laissons la discussion sur sa nature intrinsèque. Son évolution est-elle le résultat de la révolution néolibérale de la fin des années 1970, ou est-elle immuable depuis sa création ? La discussion nest pas sans intérêt mais elle nest pas fondamentale. LUnion Européenne est dune certaine manière la pointe avancée, lavant-garde institutionnelle du capitalisme financier. Celle qui règlemente et légifère dans lintérêt du capitalisme financier.
En adoptant lEuro, en corsetant la zone euro, elle a instauré une monnaie unique à partir de lidée dune monnaie commune. LEuro qui aurait pu contester ou concurrencer le dollar comme monnaie internationale est devenu le moyen de contrôler et de mettre au pas chacun des pays européen. La crise économique et financière se traduit par une crise sociale majeure et se prolonge dans une crise démocratique.
Le mouvement social européen na pas joué un véritable rôle dans la crise grecque. Il y a eu des pétitions mais pas de véritable mobilisation. On ne peut pas parler dunité du mouvement social européen autour de la définition dun projet alternatif européen. La différenciation de la mondialisation entre les régions du monde concerne aussi lEurope. La crise européenne sinscrit dans la crise globale. La crise européenne est spécifique sur le plan économique et sur le plan géopolitique. En Europe même, plus largement quau niveau de lUnion Européenne, les situations se différencient suivant les régions européennes. La convergence au niveau du mouvement social européen est, de ce fait, très difficile.
La différenciation des situations pèse sur la définition dune position stratégique commune des mouvements sociaux et citoyens en Europe. Lambition est de définir un projet européen alternatif qui se dégagerait du projet européen dominant et de ses impasses et qui traduirait en termes politiques et culturels lunité du mouvement social européen. Pour linstant, le mouvement social européen est confronté à trois défis principaux : lalliance avec le précariat, la rupture de lalliance entre les compétents et les actionnaires, la lutte contre le racisme et la xénophobie. Il sagit de trois défis mondiaux qui prennent des formes spécifiques dans chaque région du monde, notamment en Europe.
Une campagne européenne de longue durée pourrait adopter plusieurs déclinaisons : Nous ne voulons pas de cette Europe là ! Nous voulons une Europe sociale et démocratique ! Nous ne voulons pas de cette Union Européenne ! Nous nobéirons pas à cette Union Européenne ! Nous ne voulons pas de cet Euro ! Nous voulons transformer lEuro en monnaie commune !
- La place des mouvements dans les affrontements
La bataille de Grèce a vu laffrontement entre le pouvoir financier représenté par la troïka et Syriza représentant le gouvernement grec. Ni les mouvements grecs, ni le mouvement européen nont réussi à inverser la tendance dans le court terme.
Faut-il alors considérer que les mouvements sociaux ne sont pas des acteurs directs du changement. Effectivement, ils ne suffiront pas à assurer seuls, à court terme, une rupture et la mise en uvre dune transition. Certes, les mouvements sociaux sont insuffisants ; ils ne sont acteurs du changement que quand ils sinscrivent dans un processus.
Les mouvements sont les forces anti systémiques qui combinent sous des formes diverses, les positions de classe et les alliances entre les couches sociales et les catégories qui composent la société. La démarche qui caractérise le mouvement altermondialiste est de partir des mouvements sociaux et citoyens, de leur diversité et de leurs convergences.
Le mouvement altermondialiste est en mutation. Le processus des forums sociaux mondiaux ne le résume pas. Il doit dailleurs être repensé. Dans la dernière période, trois types de mouvements forment le processus : les mouvements traditionnels, redéfinis par les années 70, (mouvement ouvrier, mouvement paysan, mouvements des femmes, ) ; les mouvements qui ont été visibles dans le processus des forums sociaux à partir de lévolution des anciens mouvements et des mouvements qui sont devenus plus visibles (comme les peuples indigènes, lécologie, lextractivisme, ) ; les nouveaux mouvements à partir de 2011 (indignés, occupy, taksim, carrés rouges, ).
Ces mouvements renouvellent laltermondialisme. Ils montrent que la contre-offensive de loligarchie dominante ne sest pas imposée, même si elle a marqué des points. Elle montre aussi que la seule réponse des peuples nest pas dans la droitisation des positions. Certes, la montée des courants fascistes, dextrême droite et populistes réactionnaires est sensible. Elle prend dailleurs des formes différentes avec le néo-conservatisme libertarien aux Etats-Unis, les diverses formes de national-socialisme en Europe, le jihadisme armé au Moyen-Orient, le hindouisme extrême. Dans plusieurs des nouveaux mouvements, la gauche classique est battue en brèche et des courants de droite paraissent quelquefois imposer leurs points de vue. Mais, il sagit bien de mouvements de contestation de lordre dominant. On le retrouve dans les mots dordre explicités depuis Tunis et complétés par les autres mouvements. Il sagit dabord du refus de la misère sociale et des inégalités, du respect des libertés, de la dignité, du rejet des formes de domination, de la liaison entre urgence écologique et urgence sociale. Dun mouvement à lautre, il y a eu des affinements sur la dénonciation de la corruption ; sur la revendication dune « démocratie réelle » ; sur les contraintes écologiques, laccaparement des terres et le contrôle des matières premières.
- Laffrontement sinscrit dans lespace des partis et des gouvernements
La crise grecque montre que lespace national est lespace de laffrontement, mais que laffrontement ne peut sy restreindre. Il sélargit à lespace capitaliste mondial et à lespace de lUnion Européenne en Europe. La discussion porte sur les rapports entre les mouvements, les partis et les gouvernements.
Les nouveaux mouvements sont spontanés, radicaux, hétérogènes. Certains affirment que ces mouvements ont échoué parce quils nauraient pas de perspective ou de stratégie et quils ne se sont pas dotés dorganisation. Cette critique mérite dêtre approfondie. Elle nest pas suffisante quand on sait que le plus vieux de ces mouvement a quatre ans. Les mouvements ne rejettent pas toutes les formes dorganisation ; ils en expérimentent des nouvelles. Celles-ci ont démontré leur intérêt dans lorganisation des mobilisations, la réactivité aux situations et lexpression de nouveaux impératifs. La question des formes dorganisation par rapport au pouvoir est à lordre du jour.
On aurait pu espérer que ce qui se passe avec Syriza, Podemos ou le Parti des gens ordinaires à New Delhi, soit le début dune nouvelle étape. La montée en puissance dorganisations politiques qui se réfèrent aux nouveaux mouvements et qui en sont, en partie, issues. Des organisations politiques qui se donnent comme objectif darracher le politique au financier et qui refusent lidée quil ny a pas dalternatives. Ce ne sont pas encore complètement des nouvelles formes dorganisation politique, mais elles assument que les partis doivent prendre leur part dans la réinvention du politique.
Par rapport à Syriza, ne passons pas de lenthousiasme au grand découragement. Regardons ce qui est en jeu. On ne peut pas considérer quil ny a donc pas besoin de partis, même si lautonomie des mouvements par rapport aux partis est à reconfirmer. Pas plus quil ne paraît intéressant de considérer que celui-ci nétait pas le bon et quarrivera bien un parti davant-garde qui lui réussira à simposer.
Syriza est né de la gauche radicale relativement classique qui a su tirer des leçons des mouvements des indignés. Il a su aussi lier des formes de mobilisation avec une élaboration qui a tiré des leçons de la chute du soviétisme en 1989 et de lévolution catastrophique de la social-démocratie existante.
Une prochaine bataille est possible en Espagne à partir de Podemos. Podemos est plus directement issu du mouvement des indignés. Il a montré sa capacité à sinscrire dans le local et à passer des alliances assez larges. Podemos va bénéficier de la bataille de Grèce et des limites de ce premier affrontement. Essayons déjà de ne pas létouffer par notre impatience, et comme certains sy essayent déjà, à prévoir les futures trahisons.
Il y aura dautres batailles. Il y aura possiblement et probablement dautres défaites. Mais il y aura aussi des résistances et des avancées, à partir des leçons tirées des défaites.
- Le débat est ouvert sur les perspectives stratégiques
Le capitalisme a marqué des points et démontré sa capacité à sadapter. Il a mené une bataille idéologique majeure, contre la valeur dégalité, et a réussi à accentuer une droitisation des sociétés et à attiser les racismes et les xénophobies. Il a surtout réussi à mettre au service de la finance les extraordinaires découvertes scientifiques et technologiques, particulièrement dans le numérique et les biotechnologies. Il affine ses stratégies militaires et perfectionne à linfini les moyens qui sinscrivent dans un état de guerre perpétuelle. Il gagne du temps pour préserver les privilèges de loligarchie tout en préparant pour lavenir une mutation des rapports sociaux capitalistes.
Le mouvement social aussi est en recomposition. Les mouvements affirment un refus et recherchent de nouvelles propositions. Ils nopposent pas à la complexité des situations des réponses simplistes. Les rapports de production nont pas changé de nature, mais il faut prendre en compte les mutations scientifiques et culturelles. Les modes de pensée sont bouleversés par la révolution écologique. La révolution majeure des droits des femmes, au-delà des réactions violentes qui la rejettent, commence à peine un bouleversement incroyable des sociétés. La géopolitique est marquée par le chamboulement du monde. Cest la réinvention de la démocratie qui est au cur des mutations et des interrogations. La démocratie économique et sociale reste un préalable. Elle est à inventer. Il est clair que la démocratie ne se résume pas au marché, mais il apparaît aussi que lEtat ne suffit pas à définir le contraire du marché et à garantir la démocratie. Le rejet de la corruption va au-delà de la corruption financière ; il sagit de la corruption politique. Elle est visible dans les politiques imposées et dans le mélange des intérêts. La subordination du politique au financier annule le politique. La démocratie culturelle et politique nécessite la réinvention du politique.
Il y a des occasions de rupture quil faut saisir. Mais, on ne gagne pas dun coup, par surprise. La rupture se fait dans le temps long ; le temps que saccumulent les nouveaux paradigmes. Rappelons-nous par exemple quaprès lécrasement de La Commune, en 1871, il a fallu quarante ans pour que le mouvement social se recompose et inverse la tendance. Il a su tirer les leçons de la défaite et renouveler sa pensée dans la Première internationale. Il a su reconnaître la montée des ouvriers de la grande industrie. Nous sommes dans la période des quarante à cinquante ans qui suivent la réussite de la contre-offensive néolibérale. A partir de 2008, avec la confirmation de la crise ouverte de la mondialisation capitaliste et 2011, avec les nouvelles insurrections populaires, une période de rupture samorce.
Nous sommes dans une période de bouleversements et de très fortes contradictions. Probablement dans le temps dun changement de période dans lequel cohabitent les anciennes tendances et samorcent de nouvelles. La citation de Gramsci est dune grande actualité « le vieux monde se meurt ; le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Il faut à la fois lutter contre les monstres et construire le nouveau monde. Il ny a pas de fatalité, ni dans le succès, ni dans léchec.