En Grèce, “Tsípras a tué l’espoir”

Par Mathieu Dejean

Les élections législatives en Grèce de ce week-end ont conduit le parti de droite Nouvelle démocratie à la victoire. Son leader, Kyriakos Mitsotakis, succède au poste de Premier ministre à Alexis Tsípras, dont le mouvement de gauche, Syriza, avait suscité une vague d’espoir il y a quatre ans. Retour sur une défaite cuisante.

Le résultat des élections législatives en Grèce, ce 7 juillet, a fait l’effet d’une douche froide pour le mouvement de gauche Syriza, et son leader, le Premier ministre sortant Alexis Tsípras, qui n’a obtenu que 31,5 % des voix (contre 39,8 % pour le parti de droite Nouvelle démocratie). Quatre ans après son accession au pouvoir sur une ligne de rupture avec les politiques d’austérité, Tsípras a été sanctionné pour avoir baissé les bras face à la pression de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fond monétaire international). Stathis Kouvélakis, professeur de philosophie politique au King’s College de Londres et membre du parti de gauche radicale grec Unité populaire (né d’une scission avec Syriza), analyse ces résultats.

Comment expliquez-vous le fait majeur de ces élections législatives en Grèce : la défaite cinglante de Syriza, quatre ans après son arrivée au pouvoir ?

Stathis Kouvélakis – L’explication est très simple : Syriza a accédé au pouvoir en promettant d’être le parti qui romprait avec les politiques d’austérité ; il a essayé de résister pendant les six premiers mois de son premier gouvernement ; ensuite il a capitulé et mis en œuvre à la lettre les politiques d’austérité qu’il condamnait auparavant. Ces politiques d’austérité ont produit des résultats prévisibles en termes de dégâts sociaux et économiques. Syriza a été sanctionné, comme tous les partis de gauche qui, une fois au pouvoir, font l’inverse de ce qu’ils avaient promis de faire. Il a ainsi ouvert la voie au retour d’une droite qui était pourtant particulièrement discréditée en Grèce.

Quel bilan tirez-vous de ces quatre années d’exercice de l’Etat par un parti au départ étiqueté de “gauche radicale”, et qui avait soulevé un espoir en Europe pour ce camp politique ?

Le seul mot qui convienne est celui de désastre. Syriza a continué la politique des gouvernements précédents, avec des écarts à la marge qui ne changent rien à l’essentiel. Les chiffres indiquent une petite reprise économique, mais la réalité c’est que le pays a perdu un quart de sa richesse depuis le début de la crise, le chômage est de près de 20 %, la Grèce est troisième en matière d’exposition de sa population à la pauvreté – seules la Roumanie et la Bulgarie font pire. Près d’un demi-million de Grecs (pour leur très grande majorité des jeunes très diplômés) ont quitté la Grèce depuis le début de la crise, et le rythme s’est accéléré, ce qui explique d’ailleurs la petite baisse du chômage.

Concédez-vous quelques succès à Tsípras, comme la naturalisation des enfants d’immigrés, la hausse du salaire minimum, l’accès à la sécurité sociale ?

Tsípras a pris quelques mesures populaires avant les élections. Le rétablissement de l’accès universel aux soins est une mesure de type “filet de sécurité”, préconisée par les institutions internationales qui exercent leur tutelle sur la Grèce. Ces cadeaux électoraux n’ont pas trompé grand monde : la politique mise en œuvre auparavant a drastiquement coupé les budgets sociaux, notamment dans la santé et l’éducation. Il faut ajouter qu’au moment où les mémorandums avec les créanciers sont venus à échéance, à l’été 2018, Tsípras a signé un accord de sortie qui engage le pays jusqu’en 2060 sur une politique d’austérité – c’est-à-dire d’excédent budgétaire de 3,5 % jusqu’en 2022, et de 2,5 % jusqu’en 2060, tout ça pour payer une dette qui ne sera jamais payée. Il a enfermé la Grèce dans un carcan austéritaire pour les années à venir. La droite qui revient au pouvoir a un boulevard devant elle pour appliquer ses mesures.

Avant janvier 2015, vous pensiez qu’une victoire électorale de Syriza “servirait de locomotive à la gauche radicale en Europe”. Qu’en est-il aujourd’hui de cette gauche radicale européenne ?

C’est là que le désastre est peut-être le plus grand, sans minimiser ce que le peuple grec subit. En capitulant à l’été 2015 devant les institutions européennes, une semaine après un référendum où 62 % des électeurs avaient rejeté un plan d’austérité moins lourd que celui qu’il a fini par accepter, Tsípras a donné le signal que la gauche radicale, une fois au pouvoir, faisait comme ses prédécesseurs. C’est le dégât le plus grave et le plus durable : il a tué l’espoir à l’intérieur du pays, mais a aussi envoyé le message à l’échelle européenne que la gauche, sociale-démocrate ou radicale, c’est la même chose que les partis du système. Après ça, c’est l’extrême droite qui apparaît à l’échelle européenne comme la seule alternative. Jusqu’à l’été 2015, la tendance était d’ailleurs favorable à des nouvelles formations de gauche radicales telles que Podemos, alors qu’après la capitulation de Tsípras, il y a eu une inversion. Par la suite, en dehors de la Grèce, c’est l’extrême droite qui apparaît comme la force qui capte l’essentiel de la colère populaire.

En l’occurrence en Grèce, le parti néonazi Aube Dorée n’a plus de députés suite à ces élections. C’est la droite traditionnelle qui a gagné. Qui est le nouveau Premier ministre, Kyriakos Mitsotakis ? Qu’incarne-t-il ?

La seule nouvelle positive de ces élections réside effectivement dans l’éviction d’Aube dorée du parlement. Le procès des assassins de Pávlos Fýssas [rappeur et militant antifasciste grec tué en 2013 par un membre du parti grec d’extrême droite Aube dorée, ndlr] a joué un rôle pédagogique auprès de l’électorat. Mais un autre parti d’extrême droite a fait son entrée au Parlement, même s’il n’est pas néonazi ni violent : Solution grecque. Mitsotakis est l’héritier d’une dynastie politique qui a régné et gouverné à plusieurs occasions dans les années 1960 puis 1990. Il représente une droite néolibérale de choc. Il s’est par exemple enorgueilli d’avoir licencié plusieurs milliers de fonctionnaires lorsqu’il était ministre de la fonction publique. Traditionnellement son clan est associé à une politique atlantiste liée à l’Allemagne, et extrêmement néolibérale. Mitsotakis a annoncé la suppression de toute limitation du temps de travail, la privatisation du système de retraite et de santé au cours de sa campagne. Son parti, Nouvelle démocratie, a cependant intégré des cadres politiques issus de l’extrême droite, qui occupent des postes clés et qui feront sans doute parti du prochain gouvernement, comme Ádonis Georgiádis, et Makis Voridis, qui sont issus de l’extrême droite grecque dure.

Diem, le parti de l’ancien ministre de Finances, en rupture avec Tsípras, Yanis Varoufakis, a remporté neuf sièges. Est-ce que cela signifie que certains électeurs croient encore à une solution électorale de gauche ?

Varoufakis a réussi à occuper partiellement un champ électoral stable depuis septembre 2015, où l’ensemble des formations à gauche de Syriza ont obtenu à peu près 10 % des voix. La principale formation de ce groupe est le Parti communiste grec, très sectaire et stalinien, qui stagne à un étiage de 5,5 % des voix. Le parti de Varoufakis, qui n’existait pas en 2015, peut devenir un pôle qui rassemble des petites forces en présence. Mais je voudrais mettre l’accent sur le fait que c’est un parti qui n’existe que par la personnalité et la présence médiatique de son dirigeant. Et qu’il est dépourvu d’ancrage dans la société. C’est une métapolitique qui se joue sur les médias et les réseaux sociaux. Pour la gauche radicale, on entre dans un cycle de reconstruction long. Celle-ci sera appelée à inventer des formes nouvelles.

Y a-t-il un mouvement populaire en recherche d’alternative antilibérale en Grèce, ou l’abattement a-t-il pris le dessus ?

C’est une société traumatisée et démoralisée, où les gens sont complètement absorbés par des impératifs de survie individuelle. Syriza a fait mieux que prévu à ces élections – plus de 30 % – car il y a eu une logique de moindre mal face à la perspective du retour d’une droite néolibérale. Mais Tsípras a tué l’espoir. La passivité de la société a dominé pendant ces quatre années. Je n’ai jamais connu la société grecque dans cet état, à la fois en termes de situation sociale très dure, mais aussi d’anesthésie culturelle et morale.

Propos recueillis par Mathieu Dejean

Source https://www.lesinrocks.com/2019/07/08/actualite/politique/en-grece-tsipras-a-tue-lespoir/

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