Crise migratoire : “L’Europe continue d’être dans une forme de déni”

Juliette Bénabent  publié sur Telerama le 12/01/2018.

En 2017, 118 000 personnes sont arrivées par la Méditerranée sur les côtes italiennes (elles étaient 180 000 en 2016), essentiellement en provenance d’Afrique subsaharienne. Malgré cette baisse, « les raisons de départ des migrants et réfugiés n’ont pas du tout disparu », prévient Vincent Cochetel, envoyé spécial du HCR (Haut-Commissariat aux réfugiés) de l’ONU pour la Méditerranée centrale.

En Libye, les images tournées par CNN montrant des Africains esclavagisés ont ému le monde (bien que cette situation soit connue et dénoncée depuis des mois par les acteurs humanitaires et onusiens). En octobre, Emmanuel Macron annonçait que la France accueillerait bientôt 10 000 réfugiés « réinstallés » depuis des pays de transit (Turquie, Liban Jordanie…), dont 3 000 depuis le Niger et le Tchad.

Le HCR, présent en Libye et dans les quinze pays de la route migratoire des Africains, sélectionne au préalable ces candidats à la réinstallation, pour qui il réclamait au monde, en septembre, 40 000 places. En marge d’un colloque organisé le 9 janvier 2018 par France Terre d’asile à Paris sur le Sahel et la Libye, Vincent Cochetel explique la difficile action du HCR sur place, rappelle l’ampleur de l’effort encore à fournir par les pays européens et souligne le rôle moteur de l’Europe en matière d’asile.

L’« enfer libyen » indigne le monde entier. Combien de migrants sont présents en Libye, et quelles sont leurs différentes situations ?

Il faut d’abord rappeler que l’emprisonnement des migrants illégaux en Libye n’est pas nouveau : les centres de détention existaient, comme les mauvais traitements et tortures, à l’époque de Kadhafi. D’ailleurs, à sa chute, en 2011, un million d’étrangers ont fui vers la Tunisie et l’Egypte voisines, où il a fallu ouvrir des camps. Seulement, les migrants ne partaient pas alors pour l’Europe, qui ne s’en souciait donc pas…

La présence étrangère en Libye est ancienne et importante. Aujourd’hui, l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) recense 700 000 étrangers en Libye, dont les situations sont très diverses. Il y a des migrants économiques qui travaillent et n’ont pas l’intention de quitter le pays : 64 % des personnes arrivant en Libye ont atteint leur destination finale, tous ne veulent pas venir en Europe, loin de là ! Le HCR – qui n’a pas accès à tous les réfugiés – identifie aujourd’hui 45 000 personnes relevant de la Convention de Genève de 1951, c’est-à-dire éligibles au statut de réfugié – qui n’existe pas en Libye.

Beaucoup ne sont pas enfermés, notamment des Palestiniens, Irakiens ou Syriens, qui ont parfois un travail, un logement, et des conditions de vie supportables. La situation la pire concerne les pesonnes originaires d’Afrique subsharienne, victimes de racisme et de xénophobie, et soumises à d’épouvantables violations des droits de l’homme lorsqu’elles sont retenues en captivité. Parmi les femmes évacuées au Niger, surtout érythréennes et éthiopiennes, je n’en ai pas rencontré une seule qui ne raconte pas avoir subi des violences sexuelles. Pas une seule. Et, selon un rapport récent de l’Oxfam, 74 % des personnes détenues en Libye ont été témoins de meurtre ou de torture…

“Les gens ramenés en Libye sont exposés à des conditions abominables de détention”

Comment jugez-vous les accords aux termes desquels l’Union européenne finance et équipe les garde-côtes libyens afin d’intercepter les migrants en mer et de les ramener en Libye ?

Il est normal qu’un Etat cherche à contrôler les sorties de son territoire. Mais dans ce cas précis, les gens ramenés en Libye y sont exposés à des conditions abominables de détention, en l’absence de tout contrôle judiciaire et de tout recours légal. L’Union affirme qu’elle cherche à influencer les autorités libyennes et à obtenir des alternatives à la détention pour les migrants, mais, sur le terrain, on n’observe pour l’instant aucune évolution de la situation à cet égard…

Quel travail parvient à effectuer le HCR en Libye ?

Le HCR est présent en Libye depuis longtemps. Sous Kadhafi, une quarantaine d’agents y intervenaient, ils sont aujourd’hui une centaine. Mais il faut démystifier notre action : nous ne pouvons pas faire grand-chose. Quand je vais en Libye, j’ai des gardes du corps avec moi en permanence, et je ne peux me déplacer que dans un rayon de 20 kilomètres autour de Tripoli.  Nos agents visitent une trentaine de centres de détention sous compétence gouvernementale, mais l’accès est irrégulier, les entretiens se déroulent en présence d’hommes armés, sans aucune confidentialité ni garantie sur les conséquences que peuvent avoir nos discussions.

Nous avons souvent des états d’âme : nos interventions renforcent-elles le régime libyen de détention illimitée pour tout migrant illégal ? Sur place, les gens que nous rencontrons nous disent de continuer à venir pour leur porter assistance, et parce que nous sommes témoins de ce qui leur arrive… Dans ces trente centres, nous accédons à entre 16 000 et 18 000 personnes, mais de nombreuses autres sont enfermées dans des lieux de détention informels, répertoriés ou non.

De plus, les autorités libyennes ne nous autorisent à parler qu’à certains ressortissants : Somaliens, Soudanais s’ils viennent du Darfour, Ethiopiens s’ils sont des Oromos, Erythréens, Palestiniens, Irakiens, Syriens. Nous n’avons pas le droit de parler avec des Maliens, des Nigérians ou des Sud-Soudanais… Nous réclamons un accès non discriminatoire, qui nous est pour l’instant refusé.

Mais nous sommes aussi présents dans tous les pays de la région, où nous assistons les autorités dans la gestion des camps de réfugiés, l’accès aux procédures, la favorisation de l’intégration locale… Dans les pays limitrophes de la Libye, l’asile existe : il faut l’organiser, le consolider, le soutenir. Le dialogue doit être rétabli et renforcé entre les Etats membres de l’Union et ces pays africains, et il faut aussi appliquer entièrement l’accord de La Valette de 2015, qui prévoyait des retours des demandeurs d’asile déboutés et des migrants illégaux, « en échange » d’ouverture sur les voies légales de migration.

Les engagements de réinstallation de réfugiés promis par M. Macron sont-ils encourageants ?

Oui. Le HCR réclame 40 000 places de réinstallation pour les réfugiés présents autour de la Libye, notamment au Niger et au Tchad. La France s’est engagée pour 3 000 personnes et cela a incité d’autres pays à réfléchir à ces alternatives légales aux migrations clandestines [notamment la Suisse, la Norvège, le Canada, NDLR]. En ce sens, c’est une étape importante : dissuader les réfugiés de risquer leur vie en mer n’est possible que si de réelles alternatives, crédibles, sont mises en place.

Mais il est désormais urgent que davantage de pays se mobilisent et s’engagent sur des nombres plus importants de réinstallations. Sinon, nous ne pourrons plus procéder à des évacuations depuis la Libye : si les personnes évacuées restent coincées au Niger, les autorités ne les accepteront plus. Or, en Libye, chaque jour, des gens meurent et disparaissent en détention.

“Il faudrait agir comme dans la lutte contre le trafic de drogue ou le terrorisme”

Vous évoquez un « décalage entre les discours officiels de lutte contre les passeurs et la réalité des actions » : pourrait-on faire davantage ?

Sans aucun doute. Je vous donne quelques exemples : certains dinghys (canots pneumatiques utilisés par les passeurs) viennent de Chine – l’exportateur est tout à fait connu – et sont expédiés en Libye à partir de pays d’Europe [il s’agit de Malte et de la Turquie, NDLR]. Il existe des documents de douane, l’argent est parfaitement traçable, mais personne n’est poursuivi alors que les dinghys ont tué plus de monde en Libye que la guerre civile depuis 2012 !

De même, les demandes de rançon adressées par les trafiquants aux familles des migrants circulent sur les réseaux sociaux, avec des comptes bancaires qui se trouvent en Europe ou dans les pays du Golfe… Ou encore chaque jour des ports libyens accueillent des bateaux venus se ravitailler en pétrole illégalement. Les pays dont ils battent pavillon les laissent faire, alors que le trafic de pétrole est intimement connecté à celui des migrations. Cet argent alimente les réseaux criminels et renforce le pouvoir des milices que l’on prétend par ailleurs combattre pour renforcer le gouvernement libyen et protéger les ressources dont il a tant besoin…

Incontestablement, il y a un travail de police qui n’est pas fait systématiquement, alors qu’il faudrait agir comme dans la lutte contre le trafic de drogue ou le terrorisme : qu’attend-on pour arraisonner ces bateaux, remonter les filières bancaires, geler les avoirs des personnes impliquées ? Il faut une volonté politique et une coopération interétatique entre les forces de police des divers pays concernés, et ces efforts ne sont pas faits. Pas encore…

Historiquement, le droit d’asile doit beaucoup à l’Europe. Quelle est l’ampleur de la responsabilité de l’Union, et singulièrement de la France ?

J’ai toujours pensé que la manière dont un Etat traite les étrangers – surtout ceux qui sont vulnérables car ils ne peuvent compter sur la protection de leur propre pays – est un bon indicateur de mesure de la protection des droits de l’homme. La conduite de l’Europe a, et aura, des répercussions sur le comportement du reste du monde. Elle peut être un moteur.

Il est évident que la question des retours est cruciale : nous ne sommes pas naïfs, nous sommes conscients que le droit d’asile ne peut exister que s’il s’accompagne de retours effectifs et efficaces pour ceux qui n’ont pas droit à l’asile. Le système perdrait, sinon, sa crédibilité. Néanmoins, l’Europe continue d’être dans une forme de déni, alors que des efforts suplémentaires sont nécessaires, et qu’une action coordonnée, organisée, efficace est possible : la Suède, lors de la crise de 2015, a débloqué 160 000 places d’accueil, les demandeurs étaient enregistrés en un jour, dans des centres d’accueil ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pas un ne dormait dehors, et un programme de réinstallation a été ouvert, à hauteur de 3 000 places par an.

On peut agir, c’est possible ! C’est le moment d’avoir du courage, et aussi de se montrer modeste : on n’accueille pas « toute la misère du monde », on en est même très loin : l’écrasante majorité des réfugiés du monde se trouve dans les pays en développement. C’est l’intérêt de l’Europe, et son honneur, de passer la vitesse supérieure, tout en soutenant l’asile dans les pays voisins de la Libye.

http://www.telerama.fr/monde/reinstallation-des-refugies-la-conduite-de-leurope-a-des-repercussions-sur-le-reste-du-monde%2Cn5435790.php

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