L’ultimatum de l’Italie sur les migrants met les Européens devant leurs responsabilités

Par Amélie Poinssot sur Mediapart

Dimanche 2 juillet, les ministres de l’intérieur italien, français et allemand se sont réunis après la demande de Rome d’accueillir collectivement les milliers de migrants qui débarquent en ce moment sur les côtes italiennes. Malgré les calendriers nationaux.
Pas certain que l’ultimatum de Rome, mercredi 28 juin, ait porté ses fruits. Débordée par de nouvelles arrivées de migrants, l’Italie avait menacé de fermer ses ports aux bateaux de sauvetage afin de les rediriger vers ceux des autres pays méditerranéens. 220 000 migrants ont besoin d’assistance, avait alors averti le ministre italien de l’intérieur, Marco Minniti. À la suite de cet appel, une réunion était organisée ce dimanche à Paris entre les ministres de l’intérieur italien, français et allemand, et le sujet sera sur la table d’une réunion informelle du Conseil de l’UE à Tallinn (Estonie) en fin de semaine. Mais à lire le communiqué diffusé à l’issue de la rencontre parisienne, aucun changement de cap n’est perceptible chez les dirigeants européens. La feuille de route est claire : il faut « un soutien accru » à l’Italie, mais aussi « contribuer à endiguer le flux migratoire ». Les quatre axes privilégiés ont été vivement critiqués ce lundi par les ONG italiennes.
La première résolution propose en effet de « travailler à un code de conduite pour les ONG, qui devra être préparé et présenté par l’Italie, afin d’améliorer la coordination avec les ONG opérant en Méditerranée centrale ». Les ONG qui agissent en Méditerranée pour sauver des vies humaines sont depuis un moment déjà dans l’œil du cyclone, cible d’une violente campagne de dénigrement visant à les décrédibiliser aux yeux des opinions publiques européennes. Cette fois-ci, il s’agirait d’entraver leur action. « L’idée est que les ONG doivent certes répondre à leur vocation de sauvetage en mer, mais ne pas alimenter elles mêmes ce flux incessant » en entrant dans les eaux territoriales libyennes pour aller au plus près des migrants, explique-t-on dans l’entourage du ministre français. Pour Oliviero Forti, chef du département « Immigration » à Caritas Italie, cité par La Republicca de ce lundi, « limiter fortement l’action des ONG et sous-traiter les frontières est inacceptable, cela signifie aller dans le sens opposé à ce que nous espérions, à savoir trouver des voies légales d’entrée et des systèmes de séjour européen sécurisé ».
En ce qui concerne l’appel de Rome lancé la semaine dernière aux Européens pour qu’ils ouvrent leurs ports aux bateaux secourant les migrants, ce n’est « pas l’option la plus à même de répondre à la situation », souligne-t-on de même source, en rappelant que les ONG elles-mêmes jugent que cela rallongerait le temps en mer. Cela pourrait en outre être « contreproductif » en risquant de « créer un appel d’air supplémentaire », ajoute-t-on.
Le deuxième axe cité dans le communiqué vise en effet à renforcer la coopération avec les autorités libyennes – un pays en proie au chaos et où les lieux de détention sont notoirement connus pour être gangrénés par la torture et l’arbitraire. « Un plan selon nous inacceptable du point de vue des droits de l’homme », ajoute Oliviero Forti. Cette perspective s’inscrit elle aussi dans le droit fil des orientations prises par l’Union européenne ces derniers mois, puisque l’UE a mis sur pied en février un accord bilatéral avec la Libye afin de stopper l’immigration en provenance de ce pays du Maghreb. Il s’agirait de « renforcer le soutien aux gardes-côtes libyens en augmentant les activités de formation et en fournissant un appui financier additionnel, tout en assurant un suivi étroit des activités », selon les mots du communiqué, dans lequel on peut lire également qu’il faudrait « fournir un soutien additionnel à l’OIM [Office international des migrations – ndlr] et au HCR [Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés – ndlr] pour permettre que les infrastructures en Libye atteignent les standards internationaux en termes de conditions de vie et de droits de l’Homme » – une idée chère au ministre italien Marci Minitti, mais qui risque de demander un travail énorme tant les ONG font état de conditions épouvantables dans les centres de détention.
Le plan veut aussi examiner comment renforcer les contrôles à la frontière sud de la Libye « afin d’endiguer les flux migratoires irréguliers », et ce « en coordination étroite avec les pays voisins ». Il s’agirait notamment d’apporter un soutien au Niger, où Agadez représente une plaque tournante du trafic d’êtres humains.

 

L’association AOI, qui regroupe différentes organisations italiennes de coopération et de solidarité internationale, a vivement réagi ce lundi. Dans un texte diffusé sur son site internet, elle exprime sa « forte préoccupation » face aux résultats de la réunion parisienne : « L’Italie, l’Allemagne et l’UE ont décidé de faire “confiance” et d’accorder de l’autonomie dans la gestion des flux de migrants et de réfugiés au gouvernement libyen, lequel n’a aucun respect des droits de l’homme, ainsi que de donner à sa garde côtière une pleine liberté de mouvement (…). »

Les ministres de l’intérieur ont par ailleurs esquissé une troisième perspective : « Renforcer la stratégie de l’UE pour les retours, en tirant pleinement profit des capacités fournies par Frontex ainsi que de la réévaluation agréée de la politique de visas à l’égard de pays tiers pour augmenter les taux de réadmissions lorsque c’est nécessaire. »
En filigrane, ce sont notamment des pays d’Afrique de l’ouest qui sont visés.
Enfin, le dernier axe pourrait prêter à sourire si le sujet n’était aussi tragique. Il en appelle en effet à se saisir du programme européen de relocalisation mis au point il y a deux ans, malgré le fait qu’il s’est illustré par un échec retentissant : sur les 160 000 places prévues pour les réfugiés de Grèce et d’Italie dans les 26 autres États membres, seuls 22 841 de ces réfugiés ont été effectivement réinstallés, dont les deux tiers depuis la péninsule hellénique. Au 29 juin, 7.354 personnes avaient été relocalisées depuis l’Italie, dont 2.947 en Allemagne et 330 en France, selon la Commission européenne.« La France et l’Allemagne se sont engagées à renforcer leurs efforts de relocalisation », dit le communiqué. Faut-il le croire ? Dans ses derniers engagements pris au niveau européen, Paris prévoyait l’accueil de 7 115 réfugiés depuis l’Italie. Seules 990 places ont été mises à disposition, et les personnes effectivement reçues sont au nombre de… 330.
Ce dimanche, dans un entretien à Il Messaggero, Marco Minniti appelait les Européens à prendre leurs responsabilités : « Le match le plus important se joue, en ce moment, en Libye : la frontière libyenne est la véritable frontière méridionale de l’Europe, déclarait-il. En ces cinq premiers mois de l’année, 97 % des migrants sont venus de Libye. Il faut créer un gouvernement stable en Libye et nous sommes en train d’y travailler car cela est aussi un moyen de combattre les passeurs. Si les bateaux chargés de migrants débarquent uniquement dans les ports italiens, il y a quelque chose qui ne marche pas. C’est le cœur de la question. Je suis européen et je serais fier si un seul bateau pouvait arriver dans un autre port européen. Cela ne résoudra pas les problèmes de l’Italie mais ce serait un signal extraordinaire. »
Las, pour l’heure, les dirigeants européens n’en prennent pas le chemin. Faute de vision partagée de la solidarité européenne, chacun se laisse enfermer dans son calendrier national – Macron tout à sa réforme du code du travail, soucieux de ne pas s’exposer sur d’autres sujets sensibles, Merkel les yeux rivés sur les élections législatives de septembre. Les Italiens eux-mêmes n’échappent pas à la règle : si le gouvernement transalpin a tiré la sonnette d’alarme aussi fort cette fois-ci, c’est que le Parti démocrate (PD) a essuyé un échec cuisant aux élections municipales partielles de juin et se trouve bien affaibli à l’aune du scrutin législatif de l’hiver prochain. Jeudi, le premier ministre italien Paolo Gentiloni a averti Emmanuel Macron : « Les flux migratoires ne cesseront pas si l’on ne nous aide pas, et le risque est que les populistes triomphent aux prochaines élections. »
La réponse du président français a fait l’effet d’une douche froide pour la presse transalpine, qui l’a largement commentée : « La France doit faire sa part sur l’asile, mais n’oublions pas que 80 % des migrants qui arrivent en Italie sont des migrants économiques et non des réfugiés, il ne faut pas confondre les deux », a déclaré le patron de l’Élysée.
Plusieurs maires pro-migrants ont été désavoués par les électeurs, au premier rang desquels la très médiatique maire de Lampedusa, Giusi Nicolini, éliminée dès le premier tour avec 900 voix sur 4 000 exprimées. Icône de l’accueil des migrants en Italie, cette ancienne militante de la protection de l’environnement s’est vu promettre une place au sein de la direction du PD, où elle pourrait être chargée des questions d’immigration, écrit le correspondant du Monde à Rome. Mais symboliquement, sa non-réélection est lourde de sens.
Certains bastions démocrates ont en outre été arrachés par des coalitions très à droite et à l’agenda anti-migrants. La défaite la plus emblématique est celle de Gênes, où une alliance constituée par Forza Italia – le parti de Silvio Berlusconi – et la Ligue du Nord a remporté 55 % des voix. C’est la première fois en cinquante ans que la cité portuaire va être gouvernée à droite. Dans les Abruzzes, un autre bastion de gauche, L’Aquila, a également basculé. Au total, la droite a triomphé au deuxième tour dans 15 des plus grandes villes où l’on votait, tandis que le centre-gauche n’a remporté que quatre victoires.
L’Italie, qui a accueilli plus de 500 000 migrants depuis 2014, est redevenue la première porte d’entrée dans l’Union européenne pour toutes ces personnes poussées sur la route de l’exil. Des personnes qui risquent, bien malgré elles, d’être instrumentalisées dans une campagne électorale où l’ancien premier ministre Matteo Renzi joue son retour.
rédaction

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