Retour sur la mobilisation pour Dimitris Koufontinas
Michalis Lianos paru dans lundimatin#280, le 22 mars 2021
Comme nous l’avons évoqué dans nos éditions précédentes, la grève de la faim du militant Dimitris Koufontinas a suscité de très vifs débats et une forte mobilisation d’une partie de la société grecque. Nous avons demandé au sociologue Michalis Lianos de nous éclairer sur le rôle que joue encore aujourd’hui la possibilité ou du moins le symbole de la lutte armée en Grèce.
Le soutien important à Dimitris Koufontinas
La grève de la faim de Dimitris Koufontinas [1] rend visibles les lignes de faille politiques de la société grecque. Que le sort d’un homme coupable de 13 assassinats et d’une longue série d’actions violentes provoque d’importantes manifestations et suscite un débat médiatique et social massif peut apparaître incompréhensible en dehors de la Grèce. D’autant que ces manifestations surgissent à la suite d’une revendication ’’mineure”, à savoir le transfert d’une prison du centre du pays vers une prison d’Athènes.
Tout cela peut apparaître tout aussi surprenant que les t-shirts à l’effigie de Koufontinas qui se vendaient dans le centre-ville d’Athènes au moment du procès du groupe « 17 novembre » [2] en 2003 ; ou encore qu’après chaque action du groupe entre 1975 et 2002, la presse à grand tirage se ruait pour publier les communiqués du groupe, que les exemplaires s’arrachaient immédiatement, nécessitant parfois une seconde édition pour satisfaire la demande du public.
Le rapport qu’entretient la société grecque à la violence politique ne peut se comprendre qu’à la lumière de la guerre civile qui a suivi l’occupation allemande. Aucune pensée depuis, de gauche ou de droite, n’a échappé à sa surdétermination par ce conflit armé, profondément idéologique, dont les perdants n’ont cessé d’être persécutés qu’en 1974, après la chute de la dictature des colonels [3] . La perception même de la guerre civile en tant que conflit politique et non pas en tant que « guerre nationale contre des bandits », n’a commencé à émerger officiellement qu’en 1981, avec l’arrivée du PASOK [4] au pouvoir. Tous les baby-boomers grecs, dont Koufontinas, sont des enfants et des petits enfants de ces générations qui ont témoigné, participé ou souffert, directement ou indirectement, de la guerre civile. Exemple typique, Koufontinas lui-même, a milité au PASOK avant de comprendre que ce parti ne se consacrait pas aux idéaux désintéressés d’un communisme de plus en plus libertaire qui représentait l’esprit indomptable et altruiste des partisans.
Les résurgences de la résistance
Si la droite a indéniablement gagné sur tous les terrains, la gauche a gagné ce qui se nomme dans le débat politique grec « l’avantage moral », à savoir la quête des grands idéaux égalitaires et la volonté de tout sacrifier pour ne pas renoncer à cette quête. La lutte armée partisane et ses conséquences forment ainsi le lit idéologico-politique et émotionnel de tout le spectre de la gauche, du socialisme de rupture au communisme orthodoxe, de l’anarchisme aux mouvements libertaires les plus pacifistes. Autrement dit, toute la gauche grecque porte encore en elle la question de l’action – ou du moins, de la réaction – armée. Naturellement, le rapport à l’ordre est tout aussi traversé par cette question et l’État et ses appareils, notamment policiers et juridiques, sont ainsi considérés dans leur cadre historique comme des institutions de la répression politique.
Avec la fin du groupe 17 Novembre en 2002, on pouvait imaginer que la question de la lutte violente s’effacerait au sein de la gauche grecque. C’était une période pendant laquelle certaines couches sociales connaissaient une amélioration de leurs conditions de vie, favorisant aussi un endettement important des ménages. Cependant, la mort du jeune Alexis Grigoropoulos atteint par un tir de policier en 2008 a déclenché des troubles majeurs, portés cette fois par une nouvelle génération, ce qui a conduit à la constitution de nouveaux groupes d’action politique violente. Mais la tendance lourde semblait être bien orientée vers le passage à une nouvelle période de bien être, alimenté par des revenus satisfaisants et des prêts généreux, une époque qui aurait mis en sourdine l’histoire politique et aurait avancé vers une culture sociale-démocrate majoritaire. Tout cela fut rapidement réduit à néant par la crise financière de 2008 et la révélation d’une dette grecque colossale, constituée avec l’aide hautement rémunérée de Goldman Sachs. La classe politique fut alors perçue comme une classe profondément corrompue et les classes aisées comme des charognards ayant transformé les fonds publics en milliards dissimulés dans leurs comptes off-shore.
C’est à cette période cruciale que la société grecque replonge dans la continuité d’une posture de désenchantement et de résistance. On le voit parfaitement dans les évolutions électorales avec SYRIZA qui arrive au gouvernement alors qu’il n’obtenaient qu’environ 4 % des votes auparavant, l’effondrement abyssal du PASOK et l’émergence d’Aube Dorée qui sort de la marginalité électorale. On le remarque aussi par la posture universelle de victime, adoptée sans hésitation et avec la plus grande virulence par les supporteurs précédemment loyaux de deux grands partis de pouvoir. Ainsi, toutes les générations de la petite et moyenne bourgeoisie se sont trouvées dans une posture très critique des institutions de gouvernance, voire du système politico-économique européen et international. L’avènement de SYRIZA au gouvernement signifie pour la gauche grecque la première opportunité de surmonter ses traumas historiques. L’attente est immense. Pour les électeurs tactiques, il s’agit de revenir aux conditions confortables précédant la crise tout en évitant de payer la dette du pays, pour les électeurs historiques de gauche, l’enjeu est de résister au système capitaliste international et de prendre une voie alternative, loin de ses dictats. Les premiers seront déçus sur le plan pragmatique, les seconds meurtris sur le plan politique. C’est cette gauche historique qui forme actuellement le noyau dur d’une posture de résistance à tout ce qui est proposé ou imposé par le modèle hégémonique de la gouvernance sociale et économique.
La valeur de la lutte en soi
Le 17 Novembre était pour une partie considérable des grecs un rappel que les puissants n’étaient pas incontestables, car le groupe semblait se tenir à des actions ciblées [5] . Koufontinas s’est révélé être le bourreau principal du 17 Novembre, cela dès le début de son intégration, probablement en 1983. C’est ce qui lui a valu le sobriquet de farmakohéris (littéralement, « main empoisonnée »). En cavale pendant quelques semaines après l’arrestation de ses camarades, il s’est rendu à la police en déclarant qu’il assumait la responsabilité politique des actions du groupe. Cela a contribué à son image publique en tant qu’individu maître de ses choix et s’est confirmé par son comportement durant le procès, en tension avec d’autres membres de l’organisation ; aussi, par son attitude de protection paternaliste envers Savas Xiros, lourdement blessé par un explosif qu’ils tentaient d’installer ensemble, événement qui a précipité le démantèlement du 17 Novembre.
Koufontinas a débuté sa cinquième grève de la faim le 8 janvier 2021 et l’a arrêtée 66 jours plus tard, le 14 mars. Pendant ces 66 jours, de façon progressive, l’affaire a atteint une importance nationale sur laquelle se sont prononcés, en plus des ministres du gouvernement de droite concernés, les chef.fe.s des partis, le Défenseur des droits, les associations des droits de l’homme, le Syndicat des magistrats, le Barreau d’Athènes et une multitude d’artistes et d’intellectuel.le.s de gauche. Plus encore, ce sont tous les grecs qui se sont formés un avis quant à la légitimité de cette demande de transfert d’une prison à une autre.
Évidemment, il serait parfaitement illusoire de considérer que la mobilisation et l’émotion autour de cette affaire relèveraient d’une sensibilité des citoyens grecs aux droits des personnes incarcérées ou même aux droits de l’homme en général. Il y aurait malheureusement une myriade d’occasions pour exprimer une telle sensibilité, et à propos d’affaires bien plus graves qu’un transfert entre prisons. La revendication de Koufontinas en revanche a atteint la plus haute instance du pays, à savoir le Conseil d’État qui l’a rejetée.
La division de l’opinion publique sur l’affaire fut grosso modo tripartite. Pour la droite dure nationaliste Koufontinas est un simple voyou dont la mort, de n’importe quelle cause, serait juste et bienvenue. Pour la gauche non-réformiste, la question est présentée à la surface comme une question de droits de l’homme avec le fond historique que nous avons déjà évoquée. Pour le centre droite et centre gauche il s’agit de se focaliser sur le caractère inadmissible des actes de Koufontinas vues comme des atteintes terroristes à la démocratie et, par conséquent, sur la repentance de leur auteur. Ces deux dernières perspectives se sont affrontées, juridiquement et politiquement : quelqu’un qui n’a exprimé aucun remord pour ses actes, mérite-t-il la clémence du système pénal ? Cette dichotomie renouvelle exactement la ligne de faille historique autour de la lutte armée. Durant les décennies qui ont suivi la guerre civile, les prisonniers politiques pouvaient mettre fin à leur incarcération ou leur déportation en signant une « déclaration de repentance » désavouant leurs idéaux. Le faire, était considéré dans leur camp comme une trahison ; assumer leurs actions avec fierté était, a contrario, source d’estime.
Koufontinas ne se présente ni en assassin repenti ni même en révolutionnaire retraité. Il offre ainsi à la partie non-réformiste de la gauche un symbole de défiance indéfectible à partir d’une position indéniable de défaite. Dans un cadre où la défaite de cette gauche est omniprésente, où les conséquences du Covid se sont ajoutées à des longues années de chômage, de réduction des salaires et des retraites, de soumission aux recettes du FMI et de la BCE, de l’échec des ambitions du gouvernement de SYRIZA, ce geste de défi revêt une dimension rassurante. En effet, la seule idée qui permette aux vaincus de rester dignes, c’est qu’ils ne se rendent pas et continuent de lutter. La déclaration de Koufontinas à l’arrêt de sa grève de la faim ne dit pas autre chose : « La solidarité et le soutien [à son action…] ont montré l’existence de forces sociales vives résistant au pouvoir arbitraire, à la violence et à l’autocratie. Cela représente un nouvel espoir ».
Seules les métamorphoses des enjeux politiques en Grèce peuvent expliquer comment un homme ayant choisi l’action politique violente dispose aux yeux de la gauche de la crédibilité nécessaire pour accuser de violence ses adversaires. Derrière la posture de Koufontinas se trouve l’ombre de quatre-vingt ans de nobles espoirs déçus et de défaites successives.
[1] Cet article se fonde sur plusieurs éléments empiriques, dont la longue observation du procès du 17 Novembre pour le compte du Barreau d’Athènes en 2003 et aussi du mouvement des places en Grèce en 2011. Le titre rend hommage au travail de Robert Castel sur les métamorphoses de la question sociale en France.
[2] Le 17 novembre 1973 est la date de l’insurrection des étudiants contre la junte des colonels.
[3] C’est alors parfaitement interprétable que pour la une de son livre intitulé « je suis né le 17 novembre », Koufontinas choisit l’image reproduite ici des partisans de la guerre civile, combinée avec une image de l’insurrection du 17 novembre 1973 incluant les slogans « États-Unis dehors » et « Pouvoir au peuple ».
[4] « Mouvement Socialiste Panhellénique », parti ayant une trajectoire semblable à celle du Parti Socialiste français.
[5] Même si la liste des assassinats incluait deux chauffeurs de personnes ciblées et un policier tué à bout portant, peut-être par Koufontinas, lors d’un braquage de banque.
Source https://lundi.am/Les-metamorphoses-de-la-question-politique-en-Grece-80-ans-en-66-jours