Le gouvernement grec joue avec le feu dans la Méditerranée orientale inflammable. La tension a de nouveau augmenté dangereusement en Méditerranée orientale, «saturée» encore par des navires de guerre qui évoluent cette fois autour du bateau turc de recherche Barbaros. Celui-ci, escorté par la flotte militaire turque, est étroitement suivi par deux vaisseaux militaires grecs, assistés de quatre destroyers de première ligne des Etats-Unis.
Un incident militaire évité de justesse lorsque la frégate grecque Nikiforos Fokas a tenté d’intercepter la progression du navire de recherche –indique que le gouvernement SYRIZ-ANEL s’est embarqué dans un jeu dangereux, jouant avec le feu… sur la mer.
Nous ne sommes plus impressionnés par la présentation unilatérale – mettant plus d’une fois la réalité cul par-dessus tête – opérée par les médias grecs sur l’évolution de la situation. Ainsi titrent-ils: «De nouvelles provocations turques!» Un problème autrement important émerge lorsque de tels schémas de lecture sont adoptés par la majorité de la Gauche grecque. Comment cependant avons-nous atteint cette nouvelle escalade?
Fin septembre 2018, le climat était différent. En marge de l’Assemblée générale des Nations Unies, eut lieu la rencontre Tsipras-Erdogan, considérée comme un pas vers la normalisation, suite aussi à la libération des deux militaires grecs entrés dans le territoire turc [1]. Il y a eu aussi des rencontres entre le Royaume-Uni, la Grèce, la Turquie et Chypre dans la perspective d’une éventuelle reprise des discussions sur la question de Chypre.
Qui est celui qui provoque?
Alors que l’on était supposé discuter le rétablissement de la confiance, et explorer une réouverture des négociations «depuis le point où elles s’étaient arrêtées à Crans-Montana» [2], il a été annoncé de manière fracassante, à la mi-octobre 2017, qu’une réunion tripartite entre la Grèce, Chypre et l’Égypte avait lieu à Elounda, en Crète. Depuis cette localité, Alexis Tsipras a annoncé qu’il s’était mis d’accord avec le dictateur égyptien Abdel Fattah al-Sissi sur «la grande importance de la délimitation de la zone économique exclusive entre nos pays» et sur la nécessité de «parvenir le plus rapidement possible à un accord sur cette question». Dans le même temps, Tsipras a fermement soutenu l’exploitation de la ZEE de Chypre par le gouvernement Anastasiadis [3], «contre toute menace émanant d’un pays tiers».
Des analystes politiques proches du gouvernement grec se disent optimistes et se félicitent de «l’excellente alliance» qui a été «construite depuis l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi». C’est vraiment un grand honneur pour le gouvernement grec, que ses relations s’améliorent rapidement avec un pays après qu’il y ait eu là un coup d’État sanglant et que le pouvoir de Sissi se traduise par une répression sans rivages. En effet, Tsipras n’était point avare en compliments, ni en promesses de soutien, évoquant même «la nécessité d’ouvrir la discussion sur une relation stratégique UE-Égypte», envers l’homme surnommé «le Pinochet égyptien».
Le climat de cette rencontre tripartite préfigure la perspective d’un accord entre la Grèce, Chypre et l’Égypte qui prévoirait des dispositions pour les îles grecques de Castellorizo ??et Strongyli [4]. Ce n’est pas sans raison qu’une partie des courants politiques grecs «patriotique» ait parlé de «nouvelle formidable qui a causé un effondrement nerveux à Ankara». Parmi les réactions suscitées en Turquie par la rencontre d’Elounda, le terme «invasion» étant une exagération nationaliste, le terme «étranglement» renvoie à une description plus exacte.
Les préoccupations de la Turquie évoluent dans un contexte plus large. L’escalade des intentions de Tsipras a coïncidé avec le climat de «renforcement de la relation américano-chypriote au niveau de la défense» par des visites bilatérales de ministres, la répétition programmée de l’exercice militaire «Medusa» avec participation de forces navales grecques et égyptiennes dans les prochaines semaines, les contacts denses et fréquents du chef de l’État-Major grec, le général Evangelos Apostolakis, et du général Dunford, chef de l’État-Major des forces armées des États-Unis, à Washington, très peu de temps après leur rencontre en Grèce. Tout cela à l’approche d’un premier tournant décisif: le début des travaux de la compagnie pétrolière Exxon Mobile sur un terrain maritime chypriote d’extraction pétrolière et gazière.
Dans un tel contexte, le navire de recherches Barbaros a été missionné dans une région fortement symbolique, la zone où se touchent les ZEE (zones économiques exclusives) présumées de la Grèce, de Chypre et de l’Égypte. C’est un premier signal d’Ankara manifestant sa volonté de «rester présente» et de ne pas accepter «tranquillement» les faits accomplis en rapport avec une question qu’elle considère comme toujours ouverte.
S’en est suivie l’escalade: le gouvernement grec a envoyé la frégate Nikiforos Fokas pour faire obstacle au navire Barbaros. Le gouvernement turc a envoyé une escorte militaire (trois bateaux supplémentaires et deux sous-marins) et Athènes (avec Washington…) a riposté pour que l’on arrive ainsi au dangereux «surpeuplement» actuel en mer.
Des «droits nationaux justes»?
Ces événements sont présentés comme relatifs à «la défense du plateau continental grec» alors qu’il s’agit bien d’aventurisme politique et militaire. Nous reproduisons ici les mots non d’un quelconque national-nihiliste» mais d’un analyste issu de l’espace politique dit « patriotique » qui toutefois fait preuve d’une élémentaire reconnaissance de la réalité par rapport au sujet que nous traitons.
«Les vaisseaux Nikiforos Fokas et Salamis n’ont pas été envoyés pour protéger les îles de Chios ou de Castellorizo, mais ont été littéralement envoyés au diable Vauvert… Le site à l’origine de la crise actuelle se trouve très loin de la Grèce et il est totalement douteux qu’une quelconque Cour internationale de Justice reconnaisse l’existence d’un plateau continental grec à cet endroit… Dans cette région il n’y a pas de plateau continental grec ou turc. Tout simplement parce que, conformément à la Convention internationale de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer, pour qu’il y ait de plateau continental légalement reconnu il faut que précédemment les Etats limitrophes aient procédé à sa délimitation soit par un accord bilatéral, soit par recours à l’arbitrage international, ou au jugement d’une Cour internationale. La même règle vaut aussi pour la validation légale des Zones économiques exclusives».
Les experts ont averti qu’en cas de recours au tribunal de La Haye rien ne garantirait la confirmation des positions grecques, le droit de la mer énonçant un certain nombre de critères tenant compte de la différence entre une petite île comme Castellorizo ??et un grand pays continental doté d’une grande côte comme la Turquie. La Cour internationale de Justice a également rendu des arrêts qui nient le plein effet pour des îles (par exemple en mer Noire), dans des affaires similaires.
Ce sont bien ces complications qu’Athènes tente de contourner, en créant des états de «faits accomplis», avec le soutien de gouvernements impérialistes et usant de la diplomatie des canonnières, en l’occurrence étrangères. Confrontée à son isolement international, la Turquie répond par la diplomatie de ses propres canonnières, en s’efforçant d’imposer un retour à la négociation dans la perspective d’une co-exploitation des ressources maritimes souhaitée par elle.
Dans cette guerre de nerfs et d’usure, le rôle des États-Unis sera crucial. Ils aimeraient bien inclure la Turquie dans le jeu, mais ils semblent opter pour la méthode du chantage, en soutenant l’axe Grèce-Chypre-Israël-Égypte jusqu’à ce qu’Ankara se conforme pleinement. C’est là-dessus que s’appuie l’arrogance grecque.
En Turquie, l’ambiance (actuelle) est plus «anti-américaine» que «anti-grecque». Le conseiller d’Erdogan, Yigit Bulut, dans un article qui, tout parsemé qu’il soit de pantalonnades sur les moyens d’une victoire turque en cas d’éventuel conflit, indique au fond la voie de la raison en écrivant: «J’espère que la Grèce ne s’embarquera pas dans ce sale jeu, qu’elle ne se laissera pas instrumentaliser… J’espère que la raison et l’amitié vont prévaloir».
La Gauche
Sur quelles voies cette situation conduit la Gauche grecque? Tout point de vue ou analyse qui flirte avec l’idée de «droits nationaux justes» ou de «droits souverains», en lien avec l’exploitation des hydrocarbures en Méditerranée orientale, ne fait que nuire à l’effort commun (de toute la Gauche et de la classe ouvrière) pour construire un mouvement contre les guerres avec des traits forts anti-impérialiste.
Cette contradiction doit être résolue. Pour deux raisons. 1° Dans le capitalisme impérialiste, les « droits souverains » sur les ressources productrices de richesse sont l’affaire des firmes capitalistes et des forces impérialistes. Il ne s’agit pas d’une «dot nationale» d’un futur «pouvoir populaire» dont nous sommes encore très éloignés. Entre-temps il y a tout intérêt à éviter de jouer avec le feu des conflits nationalistes dans une zone inflammable. Car le point de vue opposé est encore plus rétrograde que celui d’un cosmopolitisme bourgeois raisonnable optant pour la co-exploitation des ressources de la mer Egée face au danger d’une guerre. 2° Mais il y a aussi une deuxième raison pour une telle prise de position: face au changement climatique, où l’ONU même est obligée de sonner l’alarme, alors que les militants de Gauche à juste titre nous mettent en garde que «nous devons laisser le pétrole tranquille dans le sous-sol» et saisir d’une chance pour empêcher la catastrophe imminente, la dernière chose que même un futur pouvoir populaire» devrait faire serait de réclamer des parts dans l’extraction des hydrocarbures…
Pour sauvegarder le bien souverain et commun de la paix, pour intensifier la lutte contre l’impérialisme, pour prévenir un désastre écologique, la Gauche doit s’opposer fermement au «grand jeu» autour des hydrocarbures. Nous terminons en revenant vers l’analyste réaliste de l’espace patriotique: «Il n’y aura pas de gagnants ni de perdants… il n’y aura que des perdants… La dernière chose dont nous avons actuellement besoin c’est de nouveaux généraux Ioannidis [4].»(Article paru dans le numéro 419 du bimensuel grec Ergatiki Aristera (Gauche Ouvrière); traduction par Emmanuel Kosadinos pour alencontre.org)
Notes
[1] Les deux soldats grecs libérés d’une prison turque après plus de cinq mois de détention ont atterri dans la nuit du mardi 14 août au mercredi 15 août à l’aéroport de Thessalonique, selon l’AFP. Dans la foulée de l’annonce, mardi après-midi, de la décision de leur libération par un tribunal à Edirne, ville turque où ils étaient détenus depuis mars dernier, le ministre adjoint des Affaires étrangères, Georges Katrougalos, et le chef adjoint de l’état-major Konstantinos Floros s’y sont rendus à bord d’un avion officiel pour les transférer en Grèce. Les deux soldats sont sortis de l’appareil en tenue militaire et ont été accueillis vers 03h30 heure locale (00h30 GMT) à l’aéroport par le ministre grec de la Défense, Panos Kammenos (le patron de l’ANEL, «Grecs indépendants»), et le chef de l’état-major Alkiviadis Stephanis, une garde d’honneur et leurs parents, selon la même source et des images diffusées en direct par la télévision publique grecque ERT. (Réd. A l’Encontre)
[2] Négociations de Crans-Montana: négociations entre les dirigeants chypriotes grecs et turcs et les représentants des puissances garantes (Grèce, Turquie, Royaume-Uni) qui ont eu lieu à partir de fin juin 2017, dans la station de ski de Crans-Montana, en Suisse, dans le but de parvenir à une réunification de l’île, divisée depuis plus de quarante ans. Elles se sont conclues sans accord le 7 juillet 2018 (Note du traducteur).
[3] Nikos Anastasiadis : président de la République chypriote depuis 2013, ancien leader (1997-2013) du parti conservateur «Rassemblement démocrate». (Note du traducteur)
[4] Castellorizo ??et Strongyli sont des îles grecques: la première d’un diamètre maximal de 5,5 kilomètres et la seconde, de diamètre maximal de 1,6 kilomètre. Elles sont situées, la première à 2 kilomètres de la côte sud-ouest de la Turquie et la seconde à 3,2 kilomètres. Elles sont séparées entre elles d’une distance de 9 kilomètres. (Note du traducteur)
[4] Dimítrios Ioannídis: Un parfait exemple d’aventurier irresponsable réactionnaire, le général de brigade Ioannídis, fut le chef de la police militaire pendant la dictature des colonels (1967-1974) dont il a été un des piliers, ayant activement pris part au coup d’Etat militaire qui l’a installée. En novembre 1973, il organisa un «coup d’Etat dans le coup d’Etat» pour diriger pendant quelques mois la Grèce depuis les coulisses. En juillet 1974, Ioannídis, aidé par des éléments extrémistes nationalistes chypriotes grecs, organisa à Chypre un coup d’Etat pour renverser le pouvoir légal de l’archevêque Makarios, président de la République chypriote. Cette intervention brutale du gouvernement grec dans affaires internes de la République chypriote, jadis unifiée, a servi de justification à l’intervention militaire de la Turquie, puissance garante selon les traités, et la partition de facto de l’île. (Note du traducteur)
Source Grèce. «Faire front contre l’aventurisme militaire pour du pétrole»