Europe: Jean-Claude Juncker, toujours aussi crépusculaire

Par Ludovic Lamant publié sur Médiapart le 15/9

Le Luxembourgeois, malmené par le Brexit, a prononcé mercredi à Strasbourg un discours de rentrée en forme de plaidoyer pour une « Europe qui protège ». C’est une première étape pour « réunir l’Europe » menacée d’éclatement après le Brexit, en attendant le sommet de Bratislava vendredi.

Le commissaire européen Pierre Moscovici s’en était pris, la semaine dernière, à « une nouvelle pensée unique, défaitiste et paresseuse [selon laquelle] le projet européen est en train de mourir ». Il s’était vivement opposé, devant des journalistes français réunis à Bruxelles, à ce discours en vogue sur la « sclérose lente » de l’Europe dont se délectent les « populistes » de tout bord, convaincu que l’UE reste « une idée d’avenir ».

À écouter son patron, Jean-Claude Juncker, prononcer mercredi à Strasbourg les premières lignes de son traditionnel discours sur l’état de l’Union, il semble que le « défaitisme » menace de gagner aussi les plus hautes sphères du pouvoir bruxellois. « Je n’ai jamais vu aussi peu de bases communes entre États membres. Et si peu de secteurs dans lesquels ils acceptent de travailler ensemble », a prévenu d’entrée de jeu le président de la Commission, qui navigue pourtant dans les sphères européennes depuis une trentaine d’années.

« Je n’ai jamais vu des gouvernements nationaux à ce point affaiblis par les forces du populisme, et paralysés par le risque d’une défaite lors de prochaines élections », a poursuivi Juncker, alors que la France, les Pays-Bas et l’Allemagne organisent l’an prochain des élections législatives et/ou présidentielle. Le Luxembourgeois a évoqué une « crise existentielle » du projet européen. « Nous respectons et regrettons la décision du Royaume-Uni, mais l’existence de l’UE, en soi, n’est pas menacée », a-t-il toutefois nuancé plus loin, pour couper court aux prophètes de mauvaise augure.

Le patron de la commission, qui a pris la tête en octobre 2014, selon ses propres mots, de la « commission de la dernière chance », est passé maître dans l’art du diagnostic lugubre. Cela n’a pas échappé à Marine Le Pen, qui a raillé cet « éloge funèbre » de l’UE, tandis qu’Harlem Désir, secrétaire d’État aux affaires européennes, a parlé quant à lui d’un « constat lucide de la crise de l’Europe ». En janvier 2016, le Luxembourgeois avait déjà étonné des journalistes en évoquant sans détour les dégâts d’« une Europe en polycrise », en référence tout à la fois au terrorisme, à la crise de l’euro, à la poussée des extrêmes droites ou encore à celle des migrants.

Ces sorties déprimées de Juncker, qui ont le mérite de la franchise, font écho aux propos tenus par Frans Timmermans, numéro deux de la Commission, dans un bref essai publié en septembre en France, Fraternité (éditions Philippe Rey). Le Néerlandais, très proche de Juncker, y va lui aussi de son état des lieux dévastateur : « À cet enchevêtrement de crises, qui touchent spécifiquement, et très durement, la classe moyenne dans le monde occidental, voici que vient s’ajouter maintenant la crise des réfugiés. C’est presque ce qu’on appelle en anglais a perfect storm, une “tempête parfaite”. Toutes les plaies d’Égypte semblent s’être donné rendez-vous. Voilà où nous en sommes. »

Les 45 minutes du discours de rentrée de Juncker étaient très attendues dans la « bulle » bruxelloise. Elles constituent la première étape, dans l’attente du sommet de Bratislava vendredi (où les 27 chefs d’État et de gouvernement se retrouveront, en l’absence de la Britannique Theresa May), pour enclencher une dynamique collective après le séisme du Brexit fin juin. Ce travail de fond – qui reste encore flou – est censé déboucher sur une contribution qui pourrait marquer les esprits, au moment des cérémonies des soixante ans du traité de Rome de mars 1957, ce texte qui avait donné naissance à la Communauté économique européenne (CEE).

Ce discours devait aussi lui permettre de reprendre la main, alors que la commission Juncker a perdu beaucoup de sa splendeur au cours des derniers mois. La crise des réfugiés, et les « quotas » qu’elle a proposés, ont braqué nombre de capitales à l’est. Lors du Brexit, Juncker a été mis directement en cause par certaines capitales, qui ont évoqué sa démission. Quant à ses relations avec la CDU-CSU, le puissant parti conservateur d’Angela Merkel en Allemagne, elles ne sont pas au beau fixe, alors que Juncker plaide pour le maintien de Martin Schulz, un social-démocrate allemand, à la tête du Parlement européen jusqu’à 2019 (Schulz est censé quitter son siège de président à mi-mandat, en janvier 2017, conformément à l’accord de la « grande coalition » entre conservateurs et sociaux-démocrates à Bruxelles).

Sur le fond, Juncker a changé de stratégie, par rapport à son discours bien plus virulent de 2015, devant les mêmes eurodéputés. Il a pris soin, cette fois, de n’évoquer qu’à la marge les sujets qui fâchent, par exemple la relocalisation des migrants (que certains États boudent) ou encore les dossiers très sensibles de libre-échange (préférant, plutôt que de s’appesantir sur les négociations de libre-échange pourtant considérées comme des priorités au sein de la Commission, mais qui cristallisent les oppositions, mettre en avant la lutte contre le dumping dans le secteur de l’acier chinois…). Pas un mot non plus sur le départ de son prédécesseur José Manuel Barroso à Goldman Sachs, Juncker ayant annoncé quelques jours plus tôt qu’il avait enfin demandé l’avis du comité d’éthique interne à la Commission.

Afin de « réunir l’Union », le Luxembourgeois a préféré insister sur les chantiers d’une Europe sociale encore à construire, à même de « protéger » les citoyens : « Il faut nous mettre au travail » pour éviter le délitement de l’Union, a-t-il lancé aux élus, oubliant peut-être qu’il est déjà en poste depuis deux ans. Sur le fond, Juncker, en pro-européen convaincu, continue de miser, sans surprise, sur le renforcement des régulations européennes pour sortir le continent du marasme, quand son partenaire (et concurrent) Donald Tusk, le président du Conseil européen (qui représente la voix des États membres à Bruxelles), n’hésite plus de son côté à parler d’éventuels rapatriements de pouvoir, de Bruxelles vers les capitales, en réponse au Brexit (lire sa lettre d’invitation pour le sommet de Bratislava (pdf, 88.7 kB)). Le débat devrait s’intensifier dans la capitale belge dans les semaines à venir.

« Toute entreprise doit payer ses impôts là où ses bénéfices sont générés »

Voici certaines des priorités pour l’année à venir, plutôt consensuelles, énumérées par Juncker mercredi, censées prémunir l’Europe du risque d’éclatement :

  • Le « plan Juncker » doublé. À l’origine, c’était une enveloppe de 315 milliards d’euros (en fait une vingtaine de milliards d’argent public) qui devait réveiller l’économie européenne et créer des emplois. Mercredi, Juncker a proposé de doubler le fond, pour un total de 630 milliards d’euros d’ici à 2022 (lire notre décryptage de la mécanique du premier « plan Juncker » ici).
  • La lutte contre l’évasion fiscale. « Toute entreprise doit payer ses impôts là où ses bénéfices sont générés », a déclaré Juncker, qui a pourtant dirigé pendant 18 ans un pays très connaisseur des techniques d’« évitement fiscal ». Quoi qu’il en soit, après la spectaculaire décision de la commission sur Apple, qui devra payer 13 milliards d’euros d’impôts à l’Irlande (lire l’article de Dan Israel), il y a de fortes chances pour que l’exécutif européen tente de maintenir cette dynamique constructive. « Nous avons un momentum sur les sujets fiscaux qu’il ne faut pas lâcher », juge de son côté Pierre Moscovici, l’un des commissaires chargés du dossier, qui devrait présenter de nouveaux textes sur le sujet à l’automne.
  • La flexibilité du « pacte de stabilité ». Juncker est revenu entre les lignes sur sa décision, durant l’été, de ne pas sanctionner l’Espagne et le Portugal, qui sont pourtant largement hors des clous des sacro-saints déficits publics. « Nous devrions essayer de soutenir, et non de punir, ceux qui s’efforcent d’accomplir des réformes », a-t-il dit, s’en prenant à certaines capitales (Berlin et ses alliés) qui feraient une lecture « dogmatique » des règles budgétaires. En interne, le sujet continue de diviser les commissaires (ils sont cinq à plaider pour des sanctions, contre une vingtaine sur la ligne Juncker plus souple, dont Moscovici).
  • La révision de la directive sur les travailleurs détachés. Juncker a réaffirmé la nécessité d’avancer, même s’il sait le terrain miné, sur ce dossier très sensible en France comme en Allemagne à l’approche des élections. La commissaire aux affaires sociales, Marianne Thyssen, a décidé cet été d’ignorer une première « alerte » des pays d’Europe centrale et orientale, qui sont eux très opposés au texte. Le dossier va faire son entrée, cet automne, au Parlement européen (lire notre article).
  • Moins de bureaucratie. La politique du « mieux réguler » (better regulation, dans le jargon), martelée par Juncker et son numéro deux Timmermans depuis l’automne 2014, reste une priorité. Mais elle est toujours aussi contestée par ses nombreux adversaires, en particulier chez les eurodéputés, qui y voient surtout une manière de vider l’activité du Parlement européen, voire de renforcer la dérégulation à travers l’Europe… Sur ce point, Juncker semble décidé à ne pas changer de cap (lire notre enquête)
  • Vers une Europe de la défense? Juncker a fait allusion à une disposition du traité de Lisbonne, qui autorise la mise en commun de certaines des capacités de défense des États membres. Le Luxembourgeois n’a fait que reprendre une idée déjà avancée par le couple franco-allemand en septembre, et qui pourrait être débattue lors du sommet de Bratislava.

Il reste, si Juncker veut être crédible, à concrétiser au plus vite certaines de ces annonces. Au-delà des discours, les Européens exigent désormais des « preuves d’amour » concrètes, selon l’expression de l’eurodéputée socialiste Isabelle Thomas. Juncker va devoir en donner, s’il ne veut pas rester associé à ses seules sorties déprimées et lucides sur le marasme européen.

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