Des « centres contrôlés » pour migrants …retenus ? enfermés? détenus ?

Des «centres contrôlés» pour migrants : le grand flou des annonces européennes Par Mathilde Mathieu Mediapart

Des « centres contrôlés » devraient bientôt être créés en Europe pour recevoir les migrants secourus en Méditerranée. C’est la mesure la plus concrète annoncée vendredi 29 juin par les dirigeants européens. Mais de quoi s’agit-il ? Comment les exilés seront-ils traités ? Les ONG s’inquiètent.

Au nombre de virgules et d’incises, on devine que cette phrase a été triturée, négociée toute la nuit. À l’arrivée, elle prévoit la création de « centres contrôlés » sur le sol de l’Union européenne où fixer les migrants secourus en Méditerranée, dès leur débarquement, histoire de traiter leurs demandes d’asile et de renvoyer les déboutés plus rapidement, avant qu’ils ne s’éparpillent dans les différents États membres. Mise sur la table par Emmanuel Macron et le premier ministre espagnol après l’errance forcée de l’Aquarius, cette conclusion du conseil européen des 28 et 29 juin est brandie comme une victoire par Paris.

Pourtant, « la France (…) n’ouvrira pas de centres de ce type », a indiqué Emmanuel Macron dès vendredi. Mais qui alors ? À quoi ressembleront ces lieux de confinement ? Comment les exilés seront-ils traités ? Y a-t-il une chance que ces « centres contrôlés » constituent un progrès quelconque par rapport aux hotspots que l’UE a bricolés en Grèce et en Italie dès 2015, au bilan désastreux ? Explications de texte.

Trier les exilés

L’affaire de l’Aquarius avait déclenché un triste concours Lépine entre pays de l’UE pour savoir que faire des migrants repêchés dans les eaux sous responsabilité européenne (les zones de secours maritime de l’Italie, de Malte, etc.), où l’intervention des garde-côtes libyens n’est plus une option légale. Des pays comme la Hongrie proposaient d’externaliser l’accueil et même l’enfermement de ces survivants en dehors de l’UE, dans des camps en Albanie, au Kosovo, voire de les refouler sur les rives sud de la Méditerranée – quitte à balancer le droit international par-dessus bord. Paris se félicite d’avoir fait un sort à ces tristes idées, avec ses « centres contrôlés » à l’intérieur de l’Union.

« Le contexte de ce sommet, c’était un risque d’externalisation massive et sauvage », insiste le patron de l’Ofpra (l’office français chargé d’accorder ou non le statut de réfugié), Pascal Brice. Le pire est évité. La Commission européenne a désormais pour mission de dessiner, dans les prochains mois, les contours matériels et juridiques de ces centres, extrêmement flous à ce stade.

Du côté de l’Élysée, on ne cache pas sa source d’inspiration : les hotspots que l’UE a déjà créés à la fin 2015, en pleine crise des réfugiés, et qui fonctionnent toujours sur les îles grecques en face de la Turquie (cinq gros) et en Italie (cinq plus petits, plus ou moins actifs). Les nouveaux « centres contrôlés » devront remplir des missions similaires : l’accueil des rescapés, l’instruction des dossiers pour distinguer entre migrants éligibles au statut de réfugié (du fait de persécutions dans leur pays) et migrants dits « économiques ».

La carte des « hotspots » ouverts dans l'Union européenne. © Service documentation Parlement européen La carte des « hotspots » ouverts dans l’Union européenne. © Service documentation Parlement européen

Comme dans les hotspots, les premiers auront vocation, une fois repérés, à bénéficier d’une « relocalisation » (c’est le jargon) aux quatre coins de l’UE. Mais cette fois, seuls les États volontaires sont censés participer à la répartition : aucune obligation ne figure dans le texte, ni dispositif incitatif d’ailleurs. Le texte se contente de dire : « Le principe de solidarité s’appliquerait. » Un principe sans contrainte, ni gendarme, ni sanction, porte un autre nom : un vœu pieux.

Le système de « relocalisations » depuis la Grèce et l’Italie mis en place entre 2015 et 2017, censé contribuer à vider les hotspots au fur et à mesure, a lamentablement échoué alors même qu’il était contraignant à l’époque, avec un système de quotas de réfugiés par pays. À l’arrivée, à peine 35 % des engagements ont été respectés, certains États comme la Hongrie et la Pologne affichant un taux de 0 % (la France à peine 25 %).

C’est de toute façon le sort des migrants dits « économiques » (bien plus nombreux parmi les rescapés de la Méditerranée en 2018) qui occupe la majorité des dirigeants européens aujourd’hui : ceux-là « feront l’objet d’un retour » le plus souvent possible, indiquent les conclusions du sommet (sachant qu’un rapatriement suppose toujours un laissez-passer du pays d’origine). Pour opérer ces expulsions (« idéalement » depuis les centres, si l’on comprend bien), le soutien de l’UE au pays qui les héberge sera « total ». Qui va donc se lancer et ouvrir les premiers « centres contrôlés » ?

Le pari du volontariat

Là encore, l’UE mise tout sur des candidatures libres. En réalité, la liste potentielle tient dans un mouchoir de poche : la Grèce, l’Espagne, l’Italie voire Malte. Car la création de ces « centres contrôlés » a été négociée dans l’esprit du fameux « règlement de Dublin », qui régit depuis des années le système d’asile européen et veut que la responsabilité du traitement des demandes incombe au premier pays où les migrants posent le pied, plus précisément où leurs empreintes sont enregistrées.

Les pays de « seconde ligne » comme la Hongrie ou la Pologne, bien loin des zones de débarquement, se réfugient donc derrière ce principe pour rejeter toute création de centres sur leur sol – bien que ce principe autorise moult dérogations. Idem pour la France. Seuls les pays dits de « première entrée » sont donc susceptibles d’aller au charbon.

En marge du conseil européen, la Grèce et l’Espagne auraient déjà fait savoir qu’elles pourraient toper. Pas Malte. Quant à l’Italie, dont le chef du gouvernement a négocié le dispositif avec Emmanuel Macron dans les coulisses du sommet, elle affiche désormais ses réticences et fait monter les enchères : « Des pays ont dit leur disponibilité, pas l’Italie », a déclaré Giuseppe Conte après coup.

L'arrivée à Malte, mercredi 27 juin 2018, des migrants sauvés par le navire humanitaire « Lifeline ». © Reuters L’arrivée à Malte, mercredi 27 juin 2018, des migrants sauvés par le navire humanitaire « Lifeline ». © Reuters

L’entrain transalpin dépendra évidemment des moyens (logistiques, financiers, etc.) que les institutions européennes vont mettre à disposition des pays volontaires et du degré de solidarité dont ses voisins daigneront faire preuve pour se répartir les réfugiés. La France en prendra, a promis Emmanuel Macron. Le président français estime avoir donné des gages ces derniers jours et même initié le mouvement dans l’affaire de l’Aquarius, puis dans l’épisode du Lifeline (ce navire qui a débarqué 233 migrants à Malte le 26 juin après un refus de l’Italie et une semaine d’attente en mer).

De fait, de façon exceptionnelle, des officiers de l’Ofpra ont déjà entendu de nombreux rescapés de l’Aquarius éligibles à l’asile, et d’autres sont à Malte depuis mercredi. Si la France était toute seule en Espagne (pour le navire de SOS Méditerranée), sept autres États membres de l’UE ont promis d’accueillir des passagers du Lifeline. « Nous avons su trouver des mécanismes de solidarité » sur cette « opération ad hoc », s’est félicité vendredi Emmanuel Macron, qui veut croire que les futurs « centres contrôlés » pourraient bénéficier du même élan, hors période de crise politique et d’emballement médiatique, sans contrainte, en toute spontanéité.

Interrogé par Mediapart depuis Malte, le patron de l’Ofpra français estime d’ailleurs qu’il faudrait offrir une protection non plus seulement aux réfugiés remplissant les critères habituels (risques de persécution dans leurs pays d’origine) mais également, de façon inédite, à des personnes « en situation de détresse humanitaire liée aux violences subies sur leur parcours migratoire », « en particulier en Libye », victimes de « traite humaine » par exemple. Rien de tel ne figure dans les conclusions du sommet ni dans le projet de loi « asile et immigration » de Gérard Collomb, en débat au Parlement français.

Une privation de liberté

À quel point les hotspots seconde génération seront-ils cadenassés, clôturés, barbelés ? Dans leurs conclusions du 29 juin, les dirigeants européens ne parlent officiellement ni de « retenue » ni de « rétention », encore moins de « détention ». Envisagée au départ, l’expression « centres fermés » a même été écartée, obligeant Nathalie Loiseau, la ministre française des affaires européennes, à une sacrée gymnastique sémantique : « Il ne s’agira pas de centres fermés mais de centres d’où les migrants ne pourront pas sortir », a-t-elle déclaré vendredi devant la presse.

De fait, on voit mal comment l’UE pourrait poursuivre ses objectifs, surtout de rapatriements, sans une phase de confinement voire d’enfermement. Encore faut-il savoir dans quelles conditions, s’il faut compter en jours ou en semaines. Voire en mois.

Dans les hotspots des îles italiennes, aujourd’hui, la rétention dépasse rarement deux jours et les étrangers ont parfois le droit de sortir en journée. Au fond, cette étape sert surtout à l’enregistrement des empreintes (pouvant donner lieu à des violences policières), puis les migrants sont envoyés sur la péninsule dans l’attente d’une réponse à leur demande d’asile, laissés libres de circuler, de tenter aussi le passage en France ou vers l’Allemagne – ce qui dérange peu l’Italie, c’est un euphémisme.

Vendredi, Giuseppe Conte a d’ailleurs refusé tout net d’inscrire l’expression « centres fermés » dans les conclusions du sommet. « Un changement symbolique », veut relativiser une source française.

Des charters à l’échelle du continent

Dans le camp de Souda sur l’île de Chios, fin mai 2016. © Eve Shahshahani

 

Les hotspots des îles grecques, eux, d’abord assez « lâches », se sont vite transformés en prisons à ciel ouvert, à partir du moment où les migrants se sont vu interdire de rejoindre le continent après leur enregistrement – depuis, surtout, l’accord à 3 milliards d’euros entre l’UE et la Turquie, qui autorise la Grèce à renvoyer dès qu’elle peut vers Istanbul les demandeurs d’asile pour lesquels la Turquie représente un pays « sûr ».

Fin avril, le Conseil d’État grec a bien tenté de mettre un coup d’arrêt aux restrictions de circulation dans ces hotspots, mais une loi est déjà annoncée pour le contrer.

Sur place, l’attente peut durer des mois, avec une promiscuité qui favorise les violences, des mineurs « non accompagnés » traités en adultes, des conditions d’accueil et d’hygiène dégradées, régulièrement dénoncées par des ONG (Amnesty international, Gisti, etc.). La surpopulation de ces camps est criante : 15 200 migrants recensés en mai dernier pour 6 500 places, soit un taux d’occupation de 233 %.

Vendredi, côté français, on imaginait les futurs « centres contrôlés » en ces termes : « Vous pouvez avoir une forme de rétention pendant quelques jours ou quelques semaines. C’est ce cadre juridique qu’il faudra définir avec le Parlement européen et la Commission. L’idée n’est pas de priver indûment de liberté. Mais [par le passé], on l’a bien vu : quand vous avez des centres [non fermés comme en Espagne], en fait les gens partent, (…) on ne les retrouve pas, on ne les reconduit pas [dans leur pays d’origine]. »

Pour « mieux » reconduire, on insistait aussi sur la nécessité de renforcer Frontex, l’agence européenne de garde-frontières susceptible d’aider tel ou tel État membre à rapatrier, d’organiser des charters à l’échelle du continent. Il faut « européaniser » les retours, clame Paris.

Les pays qui refusent de prendre des réfugiés pourraient participer par ce biais à « l’effort partagé » inscrit dans les conclusions du sommet. Mais là aussi, la solidarité européenne fait défaut en général. Alors que Frontex emploie pour l’essentiel des agents dépêchés par les États membres, ces derniers couvraient, à l’été 2016, seulement 65 % des besoins de l’agence dans les hotspots grecs et italiens (d’après la Cour des comptes de l’UE).

Le patron de l’Ofpra, lui, préfère insister sur la nécessité d’« européaniser » l’instruction des dossiers dans les futurs « centres contrôlés ». « Il faut revenir à l’esprit initial des hotspots, affirme Pascal Brice. Et se donner les moyens pour une bonne qualité d’accueil, des équipes d’instruction en masse. J’appelle de mes vœux la création d’une véritable agence européenne de l’asile, indépendante, avec l’autorité [pour déterminer si oui ou non les personnes sont éligibles à l’asile]. Aujourd’hui, le “Bureau européen d’appui en matière d’asile”, qui apporte son aide dans les hotspots, n’a pas cette autorité. » C’est la Grèce ou l’Italie qui attribue le statut de réfugié. Devant les juridictions grecques ou italiennes que les migrants déboutés forment des recours. À ce stade, à Bruxelles, on en est très, très loin.

Les inquiétudes des ONG

Sollicitée par Mediapart, l’association Human Rights Watch (qui a réalisé des observations dans les hotspots) s’inquiète à l’arrivée du flou qui entoure ce nouveau projet. « On manque de garanties à ce stade sur le respect des droits de l’homme, réagit Philippe Dam depuis Bruxelles. S’agissant de demandeurs d’asile, nous rappelons que la détention ne peut être utilisée qu’en dernier recours, qu’elle ne peut être systématique, qu’elle ne doit pas viser les enfants ni les personnes vulnérables. Et si les gens sont privés de certaines libertés pendant des mois dans l’attente d’une réponse, comme ça a pu être le cas en Grèce, on finit par parler d’un système de facto de détention… »

« Si on devait priver de liberté de façon systématique pendant plusieurs mois, notamment des réfugiés potentiels, on passerait un cap contraire aux lignes directrices du Haut Commissariat aux réfugiés [de l’ONU] », prévient aussi Claire Rodier, juriste au Gisti, qui rappelle que le HCR a suspendu certaines de ses activités dans les hotspots grecs en 2016. De même, après l’accord de l’UE avec la Turquie autorisant le refoulement vers Istanbul, l’Ofpra français n’y a plus mis un pied.

Pour mémoire, en France, la rétention d’étrangers n’est possible à l’entrée sur le territoire que dans les « zones d’attente » (dans les aéroports, certaines gares, etc.), sur une période de quelques jours et sous le contrôle d’un juge. Les demandeurs d’asile enregistrés sont ensuite libres de circuler en attendant la réponse de l’Ofpra. En fait, la rétention est surtout utilisée à la « sortie », pour faciliter l’expulsion d’étrangers déjà déboutés et déclarés en situation irrégulière – le projet de loi de Gérard Collomb l’étend alors jusqu’à 90 jours.

Sous le contrôle d’un juge, le droit européen autorise même jusqu’à six mois. Mais pour des demandeurs d’asile qui descendent de l’Aquarius ? Des réfugiés qui fuient des persécutions ?

« Je rappelle qu’il faut prévoir l’accès à une assistance juridique (avocats, juristes des ONG, etc.) dans ces futurs centres, la possibilité de faire appel quand l’asile est refusé, insiste Philippe Dam, de Human Rights Watch. Et l’examen des dossiers doit être personnalisé : il n’est pas question de discriminer sur la base de la nationalité ! » Comme si les Tunisiens devaient être écartés d’emblée au motif que l’Ofpra leur refuse toute protection dans plus de 87 % des cas.

Pour Claire Rodier, ce projet de centres fermés s’avère « d’autant plus inquiétant que c’est le flou total » sur les conditions de sortie des centres. Pour « relocaliser » les réfugiés, « le volontariat est le maître mot alors que ça ne marche pas depuis trois ans, ajoute-t-elle. Les dirigeants européens se seraient mis d’accord pour un dispositif de coercition mais pas sur ce qu’on fait des gens une fois cette période de privation de liberté terminée ?! ». Les ONG surveilleront de très près les propositions concrètes de la Commission.

rédaction

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