La cuisine solidaire comme antidote à la crise

CONSTANTINOS POLYCHRONOPOULOUS – La cuisine solidaire comme antidote à la crise

Par Lepetitjournal Athènes

Cadre supérieur dans le marketing, Constantinos, 46 ans, a dû se résoudre, après son licenciement, à retourner vivre auprès de sa mère. Plus d’emploi, pas d’espoir de décrocher un nouveau poste après 2 ans de recherches intensives restées vaines…. Mais observant de nombreux Grecs dans des situations tragiques, pire que la sienne, fouillant les poubelles pour trouver de quoi se nourrir, il décide de se retrousser les manches et de venir en aide aux autres.

L’idée de la cuisine sociale baptisée « l’autre être humain » est née ! Quant à son initiative, Constantinos considère qu’elle est le moteur d’une solidarité humaine sans précédent et ne se limite pas simplement à offrir des repas. Il ajoute même que « la solidarité n’a rien à voir avec la philanthropie ou la charité. Solidarité veut dire Amour et Respect! C’est de cela dont nous avons besoin, qui nous fait nous surpasser ».  

La cuisine sociale et solidaire se déplace même dans des quartiers jusque là épargnés par la crise : Kolonaki, Kifissia ….

La cuisine se fait chaque jour en fonction des dons. Tous les quartiers sont visités pour offrir des repas.

Chaque point de rencontre ressemble à un rituel : des bénévoles arrivent avec des voitures pleines à craquer : de l’alimentaire, mais aussi des couverts, des tables pliantes, des casseroles, et se lancent dans la préparation des repas . Ils font connaissance, mangent ensemble et construisent une passerelle de solidarité entre « les pauvres » et… les autres !

L’action de Constantinos a fait des émules et avec l’aide et l’encouragement de la population athénienne, 13 groupes se sont créés comme ceux de Megara, Lavrio, Salamina, mais aussi plus loin de la capitale comme à Lesvos où l’on prépare des repas pour les réfugiés.

3 millions de repas chauds ont été distribués dans la rue, depuis le lancement de l’opération en 2011. Le mouvement a essaimé en dehors des frontières grecques, en Espagne, en Italie.

En fin d’année 2015, Constantinos Polychronopoulos est élu Citoyen de l’Année par le Parlement Européen. Il a refusé son prix, arguant du fait que le Parlement Européen avait une grande responsabilité dans la crise qui étrangle son pays.

Depuis 4 ans, « l’Autre être humain » a son fief de base, à KerameiKos, rue Plataion 55. C’est un endroit hospitalier, qui permet aux sans-abris de prendre une douche, de changer de vêtements et bien sûr de manger. Une chambre remplie de jouets est dédiée aux enfants, ainsi qu’une bibliothèque.

2 à 3 fois par semaine, des bénévoles enseignent le grec. Ordinateurs et accès à internet complètent l’ensemble.

Pour en savoir plus et /ou apporter votre aide : http://oallosanthropos.blogspot.fr/p/cuisine-sociale-l-autre.html

Vicky STRAPATSAKI (lepetitjournal.com/athenes) 28/9/2017

Le Petit Journal d’Athènes est un magazine d’information gratuit, en ligne et en français sur la Grèce.

https://lepetitjournal.com/athenes/actualites/constantinos-polychronopoulous-la-cuisine-solidaire-comme-ant

 

Couleurs d’automne La rubrique de Panagiotis Grigoriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque.

Couleurs d’automne 

Couleurs d’automne. Belle lumière, pluie… nouvelle qui tombe parfois sur l’Hellade, et la première neige couvrant déjà les sommets de l’Olympe. Dans le Péloponnèse côtier, les pêcheurs regagnent le port au petit matin chaudement habillés, leurs prises sont certes modérées mais suffisantes. Une fois à quai, leur constat exprimé de règle à haute voix, relève pour ainsi dire du rituel: “Dieu nous a préservés du pire encore aujourd’hui.” Qui sait ?

Automne. Pêche à la ligne. Péloponnèse, septembre 2017

En cette Grèce primo-automnale seuls les journalistes, tous medias confondus d’ailleurs, n’en finissent pas d’évoquer, de prédire, d’annoncer comme de redire, au sujet des élections en Allemagne. Trivialités et alors truismes européens en plein hiver politique… établi en réalité depuis près de trente ans.

“Nous consacrerons ‘à chaud’ toute notre soirée du 24 septembre aux élections en Allemagne, elles sont importantes, très importantes aussi pour la Grèce” ; alertaient dès la veille les journalistes de la radio 90,1 FM, à l’instar des autres medias. On en déduira que les événements de la Métropole influencent de fait sur ceux de la Colonie, truismes toujours, et cela depuis Thucydide comme autant par exemple depuis le temps de l’Empire romain.

Sur les terrasses des bistrots du Péloponnèse, toujours durant cette soirée du 24 septembre, les habitués auront toutefois préféré suivre les matchs de football, on en déduira par conséquence que les événements du ballon rond influencent… de fait sur ceux de la Colonie, d’après une certaine doxa populaire en tout cas.

Plus au nord en Grèce, les visiteurs enchantés contemplent quant à eux la terre et le ciel des Météores, beau spectacle, tandis que les religieuses des monastères homonymes déchargent… très sérieusement de leur pick-up 4×4 les vivres achetés en ville, modernité oblige. Admirables Météores, à la spiritualité visiblement insaisissable car trop emplis de visiteurs, on dirait que seuls leurs animaux adespotes boivent encore de l’eau comme alors du petit lait. Météores, soulignons-le, du grec ancien “meteôros – élevé, dans les airs – suspendu”, réalité suspendue, car c’est autant d’époque.

Les Météores, beau spectacle. Thessalie, septembre 2017
Les visiteurs enchantés des Météores. Thessalie, septembre 2017
Religieuses des monastères homonymes déchargent… Météores, septembre 2017
Animal adespote buvant de l’eau. Monastères des Météores, septembre 2017

En ville proche et profondément thessalienne de Trikala, les retraités du coin, tout comme ceux du lointain Péloponnèse comptent notamment leurs sous… devant trois grappes de raisins de Corinthe, réputés comme on sait sans pépins. Sur le marché traditionnel car tenu à Trikala depuis le 19ème siècle, les producteurs locaux étalent leurs légumes et autant leur scepticisme. Pourtant, en cette Grèce périphérique, les existences humaines se montrent plus souriantes qu’à Athènes.

La vie s’y voudrait davantage paisible, et immanquablement elle l’est aux dires de tous. Petite allégresse locale, perceptible également jusqu’au site de l’antique dispensaire d’Asclépios, un financement (essentiellement privé) a été trouvé après plus de quatre décennies d’apraxie, et les fouilles ont ainsi pu reprendre.

En cette fin septembre, certes aux belles couleurs d’automne, à Trikala, comme dans les bistrots du Péloponnèse côtier au lendemain du temps électoral allemand, les sujets abordés sont en réalité forts différents. Tel le patron d’un café du Péloponnèse évoquant avec ses amis son expérience issue d’un récent déplacement à Thessalonique et à Vólos. Ils comparent naturellement les prix pratiqués dans les tavernes à ouzo “là-haut”, “sensiblement plus bas que chez nous” aux usages dans leur région. La saison touristique se terminer d’ailleurs en ce moment, c’est aussi l’heure du bilan… comme du foot à la télévision.

“Chez nous, les restaurateurs exagèrent. Leurs plats coûtent deux fois plus cher qu’à Vólos. C’est de la démesure, mais elle s’explique. Étant donné la situation du pays, la paupérisation des habitants, les prix devraient baisser, mais elles ne baissent pas. C’est pour cette raison que parmi ceux qui sortent, certains iront le plus souvent se restaurer auprès des petites tavernes à souvlaki. Brochettes, petits prix uniformisés, du standard alors ordinaire.”

Trikala, retraités du coin et raisins de Corinthe. Septembre 2017
Les producteurs locaux et leurs légumes. Trikala, septembre 2017
Les producteurs locaux et leurs légumes. Trikala, septembre 2017
Le marché réputé traditionnel. Trikala, Thessalie, septembre 2017

“Écoutez les gars, je peux vous exposer la raison pour la quelle les prix ne baissent pas chez nous. D’abord, nos restaurateurs veulent gratter le maximum durant la saison touristique… mais aussi durant le reste de l’année si possible. Ensuite, la réalité grecque se résume en ceci: Un tiers de la population est en train de subir une paupérisation sans précédant, ces gens, touchent rarement une petite allocation de deux cent euros par mois, le plus souvent, ils sont soutenus par leurs familles. Donc ils ne fréquentent plus nos établissements, sauf très rarement et cela pour une petite brochette souvlaki une fois tous les six mois ou pour un petit café.”

“Un deuxième tiers de la population vivote… convenablement, gagnant de cinq cents à mille euros par mois, fonctionnaires d’ailleurs compris. Ces gens sont nos clients, mais ils consommeront de manière bien modérée et pondérée, c’est normal. Vient ensuite le dernier tiers de la population, fonctionnaires parfois comme tous les autres.”

“Ces Grecs ont de l’argent capitalisé sous formes diverses depuis près de trente ans, c’était durant les années fastes, et c’est connu. Ils se plaignent car il faut faire comme les autres sauf qu’ils ont les moyens, ainsi leur manière de consommer, plus la surimposition qui pèse sur nous, font que les prix restent anormalement élevés.”

“Et les plus affaiblis en souffrent, et ils souffriront encore et encore. Les restaurateurs, par exemple de Vólos, ils l’ont compris, il faut ratisser plus large, proposer ainsi leurs plats à une clientèle beaucoup plus étendue, donc beaucoup moins aisée. C’est plus juste et à la longue, c’est à mon avis payant pour ces entreprises. Sauf que les nôtres ici ne comprendront jamais rien.”

Fouilles sur le site d’Asclépios. Trikala, septembre 2017
Le port de Vólos. Thessalie, septembre 2017
Retraités à Vólos. Septembre 2017
“Je rédige vos travaux universitaires”. Vólos, septembre 2017

Et à Vólos même, les retraités, grands habitués des bistrots auront ces discussions ainsi similaires, puis, près du grand port thessalien et de son université, une petite pancarte… artisanale publicitaire informe très précisément son éventuelle clientèle: “Je rédige vos travaux et mémoires sur de sujets de pédagogie et d’éducation spécialisées, et je peux aussi traduire de l’anglais vers le grec”.

La… marchandisation dévergondée du savoir, livré à la manière des pizzas… au service des futurs chômeurs. Il fallait autant y penser, sauf qu’à Vólos, l’ouzo et les tavernes se montrent vraiment plus abordables que dans le Péloponnèse. Époque manquée !

“Les hommes, vraiment nécessaires manquent ; les nuisibles parmi eux sont par contre bien nombreux: revendeurs, escrocs, égotiques, opportunistes, baratineurs, bons à rien, je-m’en-foutistes et tant d’autres. Il fut un temps, ces derniers ne comptaient guère, à présent, ils deviennent fléau. C’est parce que les autres sont humiliés et amputés, alors tout est susceptible d’irriter leurs plaies”, écrivait dans son carnet notre poète Yórgos Seféris, le dimanche 20 septembre 1942 (édition, “Ikaros”, Athènes 2007).

Yorgos Seféris (presse grecque)
Les obsèques de Yorgos Seféris, Athènes, 22 septembre 1971 (presse grecque)

Yórgos Seféris, nom de plume du poète et diplomate Yórgos Seferiádis, lauréat du prix Nobel de littérature en 1963, était né le 13 mars 1900 à Smyrne, et il est mort à Athènes le 20 septembre 1971… sous l’autre dictature, celle des Colonels. Ses obsèques ont donné lieu à une grande manifestation populaire et spontanée contre le régime, la poésie en plus.

En ce 20 septembre 2017, les medias de la Colonie ont (bien furtivement) évoqué la date anniversaire de la disparition physique de notre poète avant de passer à autre chose. Journalistes… revendeurs, escrocs, opportunistes, baratineurs, ont ainsi évoqué Seféris, le temps de revenir aux balivernes habituelles à usage alors plénier. Nouvelles sans cesse juxtaposées sans le moindre regard critique, ce monde que déjà en 1942 Yorgos Seféris abhorrait tant.

Parmi ces… nouvelles, la supposée grande pollution du Golfe Saronique par le naufrage du petit pétrolier près de Salamine il y a deux semaines, puis, le départ soudain du navire nettoyeur dépêché sur place afin de pomper les quantités d’hydrocarbures restant dans les cuves du pétrolier coulé… Le capitaine du navire nettoyeur a été mis en état d’arrestation pour trafic présumé illégal de carburants (presse grecque du 20 septembre) , puis… l’importance annoncée de partout des élections tenues en Allemagne.

La Grèce, et toutes ses couleurs locales, ses animaux adespotes sous les Météores, ou alors ses boutiques chinoises parfois déjà en faillite à Trikala, le tout sous cet automne… en réalité omniscient. “Dieu nous a préservés du pire encore aujourd’hui” !

La Grèce et ses couleurs locales. Thessalie, septembre 2017
Animaux adespotes sous les Météores. Septembre 2017
Animaux adespotes sous les Météores. Septembre 2017
La Grèce et ses couleurs locales. Thessalie, septembre 2017
Boutique chinoise en faillite. Trikala, Thessalie, septembre 2017

Couleurs d’automne. Dans les montagnes grecques, les traces ultimes du camping libre seront bientôt levées et sur les plages de la Grèce centrale, ceux de passage se contentent parfois que de mettre un seul pied dans l’eau. “Dans quel monde vivrons-nous ?”, suggère alors à son unique manière ce message griffonné sur un mur à Trikala, l’aporie est du moins bien claire.

Loin, très loin même des préoccupations du plus grand nombre (ou de celui dont l’esprit fonctionne encore un peu) les familles aisées de Trikala célèbrent comme toujours le baptême de leurs petits, dans les églises les plus anciennes de la région. L’histoire monumentale… au secours de l’hybris monumentale, plus l’électrifié et le kitsch.

Sinon pourtant, belle lumière, nouvelles pluies sur l’Hellade et la première neige qui couvre déjà les sommets de l’Olympe, magnifique pays… été comme hiver !

Traces ultimes de camping libre. Thessalie, septembre 2017
Mettre un seul pied dans l’eau. Grèce centrale, septembre 2017
“Dans quel monde vivrons-nous ?”. Trikala, septembre 2017
Baptême chez la classe aisée de Trikala. Thessalie, septembre 2017
Baptême chez la classe aisée de Trikala. Thessalie, septembre 2017

Belle lumière, pluies sur l’Hellade et la première neige qui couvre déjà les sommets de l’Olympe. Il était temps dans un sens. Dans les bistrots, on discute alors météo, tandis que les baignades restent encore possibles ici ou là, dans le Péloponnèse côtier par exemple.

Les petits pêcheurs reviendront à quai port au petit matin habillés chaudement, et un drôle de navire sous pavillon britannique a brièvement fait son apparition près de l’île d’Hydra.

Drôle de navire. Entre Hydra et le Péloponnèse. Septembre 2017

Automne… et quant à la survie de ce blog… les difficultés hivernales s’annoncent déjà. Belles couleurs d’automne pourtant, Hermès, le (deuxième) chat de “Greek Crisis” grandit, et l’espoir peut-être avec.

Hermès… le deuxième chat de “Greek Crisis”. Septembre 2017
* Photo de couverture: Couleurs d’automne. Péloponnèse, septembre 2017

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

Le modèle allemand est une tragédie grecque

24/9/17 Entretien avec Guillaume Duval

Guillaume Duval est rédacteur en chef du mensuel Alternatives Économiques. Il a travaillé pendant plusieurs années dans l’industrie allemande et est notamment l’auteur de Made in Germany : Le modèle allemand au-delà des mythes, paru en 2013.

 LVSL : Les débats autour de la loi Travail font rage en France. Au cœur des discussions, on retrouve régulièrement la référence au « modèle allemand » et aux politiques menées par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder dans les années 2000. Les réformes du marché du travail connues sous le nom de « lois Hartz » sont régulièrement érigées en exemples à suivre. Quels sont les principaux aspects de ces réformes ? Quel a été leur impact sur la société allemande ?

Au cœur des lois Hartz, on trouve la réduction de la durée d’indemnisation du chômage et le renforcement de la pression sur les chômeurs pour qu’ils acceptent des boulots. Après un an au chômage, les demandeurs d’emploi tombent dans une sorte de RSA allemand beaucoup plus contraignant qu’en France : il faut donner des informations sur son patrimoine, on n’a pas le droit de le toucher si on a un trop grand appartement ou une grosse voiture, etc. C’est ce qui a été très mal vécu.

L’autre aspect le plus important de ces réformes, en dehors des lois Hartz, c’est le développement des « minijobs » : lorsque l’on touche moins de 450 euros en Allemagne, on ne paie quasiment pas de cotisations sociales mais on n’a pas non plus de protection sociale. Aujourd’hui, 7,8 millions d’Allemands sont sous ce statut. 5,4 millions ne font que cela et ne pourront percevoir de retraite alors qu’ils ont travaillé. Ce sont essentiellement des femmes qui sont concernées.

Les réformes Schröder ont provoqué une forte augmentation de la pauvreté en Allemagne. Elle est aujourd’hui supérieure de trois points à ce qu’elle est en France. Les inégalités ont beaucoup augmenté en Allemagne, davantage qu’en France. L’Allemagne est un des pays de l’OCDE où elles ont le plus augmenté depuis 15 ans. La pauvreté, en particulier, touche beaucoup plus les salariés : 9% de salariés allemands sont pauvres, contre 6% en France. Elle touche aussi particulièrement les retraités, dont 18% sont pauvres.

« Les réformes Schröder ont eu pour effet majeur de renforcer les inégalités, et en particulier les inégalités hommes-femmes, car ce sont surtout les femmes qui occupent ces petits boulots à temps partiel. »

Une réforme des retraites passée après Schröder – mais également menée par un social-démocrate – a repoussé l’âge de départ à la retraite à 67 ans en 2030 et a réduit les taux de remplacement. Il y a d’ores et déjà beaucoup plus de retraités pauvres qu’en France.

Les minijobs se sont beaucoup développés dans les services à la personne, dans les bars, les restaurants, etc. Les salariés allemands sont donc beaucoup moins couverts par des conventions collectives : seuls 56% d’entre eux sont couverts par une convention collective contre 98% en France. Mais en Allemagne, le droit du travail d’origine étatique est très faible, c’est-à-dire que tout vient quasiment des conventions collectives. Les réformes Schröder ont donc eu pour effet majeur de renforcer les inégalités, et en particulier les inégalités hommes-femmes, car ce sont surtout les femmes qui occupent ces petits boulots à temps partiel.

LVSL : Comment les réformes Schröder ont-elles impacté concrètement le travail des femmes ?

L’un des effets de ces réformes a consisté à amener massivement les femmes sur le marché du travail dans un pays où elles étaient davantage au foyer qu’en France. On a l’habitude de considérer que l’Allemagne est un pays social-démocrate, mais ce n’est pas vrai. L’Allemagne est un pays conservateur, reconstruit par des conservateurs durant tout l’après-guerre et qui se caractérise par le fait que les femmes sont restées beaucoup plus longtemps et beaucoup plus souvent à la maison qu’en France. Guillaume II résumait au début du XXe siècle la place des femmes dans la société allemande par l’expression : enfants, cuisine, église (Kinder, Küche und Kirche). Mais si on demandait à Adenauer au début des années 1960, ce n’était pas très différent.

Cela a beaucoup changé, mais de manière très inégalitaire : un homme salarié allemand travaille une heure de plus par semaine qu’un homme salarié français. Mais une femme salariée allemande travaille trois heures de moins qu’une femme salariée française. L’écart entre les hommes et les femmes en Allemagne est de neuf heures en moyenne chaque semaine. Il est de 4 heures en France, il s’est réduit grâce aux 35h qui ont davantage baissé le temps de travail des hommes, car les femmes étaient plus à temps partiel et n’ont pas vu leur temps de travail diminuer. Ce temps de travail des femmes a augmenté avec Schröder car les réformes ont fait entrer beaucoup de femmes sur le marché du travail, mais à temps très partiel.

LVSL : Selon vous, l’économie allemande ne s’est pas rétablie dans les années 2000 grâce aux réformes Schröder mais en dépit des réformes Schröder. Comment expliquez-vous dès lors le redressement économique de l’Allemagne ?

J’y vois trois raisons principales. La première, c’est que l’Allemagne a beaucoup profité de sa faible démographie, ce qui constitue une différence majeure avec la France. Il y a deux enfants par femme en moyenne en France, contre 1,5 en Allemagne aujourd’hui. Il y en avait 1,3 jusqu’à récemment. Il y a donc très peu de jeunes en Allemagne, c’est notamment pour cela qu’il y a moins de chômage des jeunes. Surtout, les Français sont persuadés que c’est un atout pour la France d’avoir beaucoup de jeunes : cela sera peut-être vrai un jour, mais pour le moment cela coûte très cher. Quand on a des enfants, il faut payer des téléphones portables, des vêtements de marque, etc. Il y a beaucoup de dépenses privées que les ménages n’ont pas à assumer s’ils n’ont pas d’enfants. Et par ailleurs, il y a les dépenses publiques : en Allemagne, les enseignants sont beaucoup mieux payés qu’en France, il y a moins d’élèves par classe. Etant donné qu’il y a moins d’enfants, l’Allemagne dépense 0,7 points de PIB de moins que la France pour l’éducation. Moins de dépenses privées et moins de dépenses publiques donc.

En matière de dépenses publiques, il est important de prendre en compte le nombre de personnes d’âge inactif que les actifs doivent nourrir. Si on prend la population âgée de 15 à 65 ans, qu’on définit comme l’âge actif, et qu’on y rapporte le nombre de moins de 15 ans et de plus de 65 ans, il y a 1,9 actifs par inactif en Allemagne tandis qu’il y en a 1,7 en France. Bien qu’il y ait déjà plus de personnes âgées en Allemagne, il y a surtout moins de jeunes qu’en France, et ce ratio est donc plus favorable : cela signifie que l’économie allemande a moins de mal à entretenir ses inactifs que l’économie française.

« Quand vous n’avez pas d’enfants à nourrir, que les prix de l’immobilier sont stables, c’est plus facile de supporter une austérité salariale prolongée (…) L’Allemagne a profité de sa faible démographie pour améliorer sa compétitivité-coût. »

L’autre aspect essentiel en rapport avec la question démographique, c’est la question immobilière. Les prix de l’immobilier ont beaucoup augmenté en France, nous sommes l’un des pays qui a connu la bulle immobilière la plus importante notamment du fait de notre démographie : il y a de plus en plus de ménages, les prix augmentent. En Allemagne, les prix n’avaient pas évolué jusque dans les quatre ou cinq dernières années, car il n’y avait pas de pression démographique. Ils ont commencé à augmenter au cours des dernières années, ce qui inquiète les Allemands. Mais tout de même, l’écart reste de de 40% aujourd’hui entre les prix de l’immobilier neuf en Allemagne et les prix de l’immobilier neuf en France. C’est 12 000 euros le mètre carré à Paris, contre 6 000 euros à Munich, qui est la ville la plus chère d’Allemagne. Quand vous n’avez pas d’enfants à nourrir, que les prix de l’immobilier sont stables, c’est plus facile de supporter une austérité salariale prolongée. C’est plus difficile en France. Il n’y a eu aucune explosion des coûts salariaux en France, contrairement à ce que l’on raconte : dans les années 2000, nous sommes l’un des pays dans lesquels ils ont le moins augmenté. Mais il est vrai qu’ils ont plus augmenté qu’en Allemagne. L’Allemagne a en fait profité de sa faible démographie pour améliorer sa compétitivité-coût.

L’Allemagne profite aussi d’une spécialisation très ancienne qui n’a rien à voir avec Schröder : elle produit des machines. Et quand les usines poussent comme des champignons en Inde, en Chine, au Brésil parce que ces pays s’industrialisent, ce sont des machines allemandes qu’on implante. L’Allemagne a bénéficié de l’industrialisation des pays émergents. En France, les seuls biens d’équipement que l’on produit sont les centrales nucléaires, dont personne ne veut. L’Allemagne, c’est 18% des emplois totaux en Europe. Mais dans le domaine des équipements et des machines, elle regroupe 34% des emplois. Deux fois plus que sa propension en Europe. Pour la France, c’est exactement l’inverse : elle représente 12% des emplois en Europe mais seulement 6% dans les machines et les équipements. C’est une spécialisation très importante pour comprendre pourquoi l’économie allemande est repartie dans les années 2000, au moment où l’industrialisation a explosé, en particulier en Chine.

L’Allemagne a aussi une spécialisation très ancienne dans les voitures haute gamme. Quand une partie des 1,4 milliards de Chinois commencent à acquérir des grosses voitures, ou plus exactement à se le faire acheter par l’Etat ou par leurs entreprises, ils choisissent des BMW, des Audi, des Porsche, des Mercedes, et pas des Renault et des Citroën. Et cela n’a strictement rien à voir avec le coût du travail. Le coût du travail dans l’industrie automobile allemande reste 20% supérieur à celui de l’industrie automobile française. Ce n’est pas parce que le travail coûte moins cher en Allemagne qu’ils produisent et qu’ils vendent plus de voitures que nous.

Enfin, l’Allemagne a profité de la chute du mur de Berlin. Quand on dit cela à des Allemands, ils vous regardent avec des grands yeux parce qu’ils ont l’impression que la chute du mur leur a coûté extrêmement cher. C’est vrai, mais cela n’a pas eu que des inconvénients pour eux. D’une part, cela a créé beaucoup de débouchés pour l’économie allemande dans les années 1990. De ce fait, ils n’ont pas eu d’excédents extérieurs, ce qui les a beaucoup traumatisés, parce que les Allemands aiment beaucoup les excédents extérieurs. Mais ce n’est pas plus mal d’investir chez soi plutôt que d’avoir des excédents extérieurs pour les prêter aux Grecs sans qu’ils puissent les rembourser ensuite. D’autre part, l’Allemagne a pu construire de nombreuses usines neuves avec des subventions européennes à l’Est. Les Allemands de l’Ouest ont pu trouver du travail à l’Est parce qu’ils sont devenus cadres dirigeants dans le privé et dans le public.

« Le coût du travail dans l’industrie automobile allemande reste 20% supérieur à celui de l’industrie automobile française. Ce n’est pas parce que le travail coûte moins cher en Allemagne qu’ils produisent et qu’ils vendent plus de voitures que nous. »

L’Allemagne a acquis un avantage en mettant ainsi la main sur l’économie de l’Europe centrale et orientale. Les firmes allemandes ont investi trois fois plus en Europe centrale et orientale que les firmes françaises. L’Allemagne exporte 2,5 fois plus que nous, mais ils importent aussi deux fois plus que nous, notamment car ils ont beaucoup délocalisé dans les pays de l’Est. Mais ils ont délocalisé tout en conservant le savoir-faire, tout en discutant beaucoup avec les syndicats et en maintenant donc beaucoup d’usines dans l’ouest de l’Allemagne. Avant la chute du mur, le pays à bas coût qui fournissait l’Allemagne, c’était la France. Après la chute du mur, ce sont la Pologne et la République Tchèque. Ce basculement a offert à l’Allemagne un avantage compétitif majeur, car le coût du travail en Pologne est quatre fois moins cher qu’en France. Le coût des composants qui sont intégrés dans les produits que fabrique l’Allemagne ont baissé, ce qui a permis au pays de diminuer ses prix sur le marché mondial.

Cela leur a aussi permis d’amortir l’effet de la hausse de l’euro par rapport au dollar dans les années 2000. L’euro commençait à 0,9 dollars en 1999 avant de monter à 1,6, c’est ce qui a tué l’industrie en France ou en Italie. L’Allemagne a pu contrebalancer cet effet en achetant des composants en Pologne et en République tchèque. Cette dynamique s’est enclenchée dans les années 2000. Pendant les années 1990, c’était la pagaille en Europe centrale et orientale. A partir des années 2000, les PECO sont entrés dans l’UE.

LVSL : Comment expliquez-vous l’apparente résilience de l’Allemagne face à la crise économique démarrée en 2008 ?

L’Allemagne a bien résisté à la crise pour une raison essentielle : le marché du travail n’est pas flexible du tout, malgré ce que voulait faire Gerhard Schröder. En 2009, ils n’ont licencié personne malgré une récession deux fois plus forte qu’en France, tandis que la France a licencié 300 000 personnes avec 3% de récession. Ils ont utilisé la flexibilité interne, la négociation interne, le chômage partiel financé par l’Etat. Mais cela n’a rien à voir avec les réformes Schröder. Ce dernier voulait rapprocher le marché du travail allemand du marché du travail anglo-saxon, pour pouvoir licencier plus facilement, etc. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

Deuxièmement, l’Allemagne a profité pendant la crise de taux d’intérêt beaucoup plus bas que les autres pays européens. C’est vrai aussi pour la France. Si l’Etat allemand avait dû payer sa dette pendant la crise au même taux qu’en 2008, il aurait dépensé 250 milliards d’euros de plus entre 2009 et 2016. La crise a été une très bonne affaire pour l’Etat allemand. D’autre part, les entreprises allemandes aussi ont pu bénéficier de taux d’intérêt très bas pendant tout cette période.

« Tout le monde souhaite faire ce type de réformes pour que cela aille aussi bien qu’en Allemagne. C’est une catastrophe, une tragédie grecque au sens propre du terme. »

Les entreprises allemandes ont également bénéficié de la baisse de l’euro par rapport au dollar. L’euro était à 1,6 dollar en 2008, il a baissé jusqu’à 1,1 dollar aujourd’hui, environ. Cette diminution, liée à la politique de la BCE, a permis à l’industrie allemande de compenser par des exportations hors d’Europe les exportations qu’elle a perdu en Europe du fait de la crise de la zone euro. L’Allemagne a toujours autant d’excédents extérieurs, et même davantage, mais les excédents provenaient aux deux tiers de l’Europe avant la crise, tandis qu’ils proviennent au deux tiers de l’extérieur de l’Europe aujourd’hui. Et tout cela non plus n’a strictement rien à voir avec les réformes Schröder. Au contraire.

Les Allemands restent toutefois persuadés que c’est grâce aux réformes Schröder que ça se passe mieux. La France le croit aussi, le reste de l’Europe aussi. Donc tout le monde souhaite faire ce type de réformes pour que cela aille aussi bien qu’en Allemagne. C’est une catastrophe, une tragédie grecque au sens propre du terme. Si les réformes Schröder n’ont pas eu des effets plus négatifs, c’est uniquement parce qu’à l’époque les Espagnols, les Grecs, les Italiens et les Français s’endettaient pour acheter des produits allemands. Mais si l’on se sert tous la ceinture de la même manière que les Allemands se la sont serrés au début des années 2000, et qu’eux-mêmes ne desserrent pas leur ceinture, l’Europe est condamnée à la stagnation, au populisme, au Front national, etc. C’est une menace pour l’avenir de l’Europe.

LVSL : Au-delà des mythes et à rebours des préconisations des libéraux, certaines recettes mises en œuvre en Allemagne ne pourraient-elles pas constituer des sources d’inspiration pour la France ?

Très bonne question. On nous raconte qu’il faudrait s’inspirer de l’Allemagne sur les réformes Schröder, c’est surtout ce qu’il ne faut pas faire. Effectivement, il y a des choses en Allemagne que l’on pourrait chercher à copier. C’est toujours très compliqué de copier, car il y a toujours des histoires très longues derrière. On peut s’inspirer, et on a commencé à le faire même si ce n’est pas très efficace, de la décentralisation à l’allemande car cela permet d’avoir un territoire plus équilibré et par conséquent une économie plus résiliente. C’est vrai que cela va mal dans la Ruhr, mais la situation est meilleure en Bavière et l’économie du pays s’en sort.

On pourrait s’inspirer de l’apprentissage. 40% des Allemands rentrent sur le marché du travail via l’apprentissage, cela se passe plutôt bien et il faut bien comprendre pourquoi : d’une part, l’apprentissage est très sérieusement encadré, ce ne sont pas les apprentis qui font le café et qui balaient la cour. Et d’autre part, quand on commence comme apprenti on peut monter dans les entreprises par la suite. Aujourd’hui en France, les gens se battent pour obtenir un diplôme initial parce que c’est la condition d’entrée sur le marché du travail. Si on commence par l’apprentissage, on a de grandes chances d’être condamné aux boulots du bas de l’échelle pendant toute sa vie.

« On peut s’inspirer de la gouvernance d’entreprise en Allemagne (…) Il y a une moitié de représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises, et pas juste un représentant placé là pour amuser la galerie. »

Il faudrait aussi s’inspirer de ce que fait l’Allemagne en matière d’écologie et de transition énergétique. C’est souvent critiqué en France, c’est compliqué, mais ils ont fait un effort colossal pour développer l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables.

Surtout, on peut s’inspirer de la gouvernance d’entreprise en Allemagne. Macron parle sans cesse de renforcer la négociation dans l’entreprise. Oui, pourquoi pas, mais dans ce cas-là il faut faire vraiment comme les Allemands. En Allemagne, il y a des comités d’entreprise à partir de cinq salariés. Ils ont résolu la question des seuils sociaux en les abaissant. Et les comités d’entreprise ne sont pas consultés pour avis ou pour information, ils ont un pouvoir de veto sur la plupart des décisions managériales importantes. Quand un patron veut changer une machine, embaucher quelqu’un ou intégrer des intérimaires, mettre sur pied une équipe de nuit, il doit avoir l’accord de son comité d’entreprise et non simplement son avis. Par ailleurs, en Allemagne, il y a une moitié de représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Il n’y en a pas juste un placé là pour amuser la galerie. Il faudrait s’inspirer de cela, et on vient encore une fois de perdre une occasion de copier les Allemands là-dessus.

Le modèle allemand est une tragédie grecque – Entretien avec Guillaume Duval

En réponse à la visite du président français à Athènes

Par Maria Negreponti-Delivanis ancien recteur de l’université de Macédoine – Thessalonique, Grèce. présidente de la fondation Delivanis

Emmanuel Macron, en tant que visiteur dans notre pays la semaine passée, s’est montré agréable dans sa communication, cultivé mais également fier car il se passionne pour l’histoire de la Grèce antique, comme cela arrive avec les Français éduqués.

Cherchant des problèmes (comme il est d’usage) relativement à cette visite, je m’empresse de souligner que du côté du président Français il n’y en a pas, mais je n’en dirai pas autant concernant les dirigeants Grecs. Le gouvernement, et aussi dans une large mesure l’opposition, espéraient beaucoup de cette visite, et curieusement, à sa suite, ont affiché une satisfaction extrême et absolument injustifiée. Voyons, donc, ce que le président Français a apporté à la Grèce avec son discours, et quelle aurait dû être la réponse du gouvernement, et pourquoi pas de l’opposition aussi, ce qui malheureusement n’a pas été le cas.

  1. Le discours

Le discours de monsieur Macron, si l’on met de côté ce qui avait rapport aux grandes réalisations de nos ancêtres et aussi la tentative fort appréciée de saluer en grec, était général et ne comportait aucune promesse précise relativement à l’allègement des souffrances infligées par l’UE depuis quelque 8 années à la Grèce. Bien entendu, le président Français a parlé du martyr enduré par les Grecs, mais si je ne me trompe, j’ai discerné une certaine note à l’adresse de notre gouvernement, prenant soin de convaincre le peuple de la nécessité de ces souffrances et prétendant que celles-ci lui sont bénéfiques.

Monsieur Macron était parfaitement clair, tout comme l’est d’ailleurs le ministre des Finances Allemand, sur le fait qu’un “allègement de la dette” est hors de question avant l’achèvement des “réformes”. Pour monsieur Macron, qui non seulement est un des élus des banquiers internationaux mais, comme il le déclare à chaque occasion, est un libéral, les “réformes” constituent le vaisseau amiral de sa cosmothéorie. Sachant que notre monde dispose de deux systèmes macroéconomiques, le libéral et l’interventionniste, son choix n’est en aucun cas répréhensible. Il est, bien évidemment, nécessaire d’ajouter que le fonctionnement normal des économies demande que ces deux systèmes soient associés dans leur mise en œuvre, et non que l’un s’impose dogmatiquement en excluant l’autre. Il aurait en cela été intéressant que monsieur Macron donne quelques précisions quant au genre de ces “réformes” que lui-même et le ministre Allemand des Finances estiment qu’elles sont la condition préalable à la “sortie de cette mauvaise passe” de notre pays. Il est vrai que personne du côté du gouvernement ou de l’opposition, pas plus que du côté de “nos partenaires” n’a jamais jugé nécessaire, tout au long de ces 8 années dramatiques, de nous informer du contenu de ces “réformes” mythifiées, de ce que l’on e n attend exactement et de leur échéance. Car il est clair que mentionner simplement des réformes, sans en déterminer le contenu, n’a aucun sens. Concernant la Grèce, on sait que dès le début de la crise les “réformes”, qui en réalité ne sont pas des réformes, se limitent premièrement à la suppression totale de toutes les améliorations acquises par les luttes sociales durant les 200 dernières années dans l’environnement barbare du marché du travail, et deuxièmement au bradage massif de la Grèce tout entière. Les Français, bien sûr, et tout particulièrement monsieur Macron, économiste, savent parfaitement que cela ne relève pas de la catégorie des “réformes”, comme cela est largement enseigné dans les facultés françaises d’économie. Ils savent également que l’appauvrissement des travailleurs donne, au-delà des résultats sociaux, des résultats économiques pitoyables, et aussi que le bradage des ports et des aéroports, de l’eau, de l’électricité et en général des services sociaux sensibles de l’État ne figure pas au chapitre des réformes, et qu’il n’est pas souhaitable mais plutôt dangereux à tout point de vue. Par contre, une série de vraies réformes existe, dont la Grèce a urgemment besoin, mais qui n’intéressent pas nos partenaires.

Un autre point du discours du président Français souligne l’importance de l’Europe, sa cohésion qui doit être sauvegardée à tout prix, afin qu’elle joue le rôle important qui lui appartient sur la scène économique et politique internationale, et où il va de soi que la présence de la Grèce est absolument indispensable. Dans le même temps, il a reconnu (indirectement mais clairement) que cette Europe doit changer (car manifestement elle est minée par de multiples problèmes) et se fédéraliser, en se dotant, comme principal représentant, d’un ministre des Finances européennes. L’idée, cela va sans dire, n’est pas nouvelle, puisque les européistes y ont pensé afin de calmer les réactions des citoyens européens, parmi lesquels le nombre des eurosceptiques a dépassé le nombre de ceux qui acceptent la poursuite de l’Europe unie. Cependant, hormis le fait que cette vision à long terme a été fort justement qualifiée par le journal allemand Die Welt, au lendemain du discours du président Français, d’ “utopie naïve”, il y a dans cela une pointe empoisonnée que monsieur Macron n’a pas hésité à saisir, et qui plus est dès le premier instant de son entrée en fonction, provoquant de nombreuses réactions à l’étranger (mais curieusement, pas en Grèce), et qui concerne la refondation de l’Europe, laquelle est constituée d’États membres égaux (selon le principe de sa convention fondatrice), en vue d’une Europe à plusieurs vitesses. Je me demande si les membres de notre gouvernement, qui, avec un enthousiasme si émouvant, ont parlé de l’Europe et du maintien coûte que coûte en son sein de la Grèce, ont également accepté, sans hésitation aucune, le fait que notre pays soit la cinquième roue de la charrette européenne.

Il est naturel et tout à fait compréhensible que le président Français serve les intérêts de son pays comme il l’entend, et que par conséquent, il évite de prendre des positions ou de faire des promesses qui pourraient lui causer des problèmes vis-à-vis de l’Allemagne. Le renouveau de l’axe franco-allemand est au centre des efforts de redressement du régime vacillant en Europe. Or, cette position, ou plutôt la position de nos hommes politiques, est, que l’on me permette ce qualificatif, incompréhensible. En deux mots, la blessante position tributaire du gouvernement grec, renforcée aussi par son enthousiasme, qu’on ne peut raisonnablement expliquer, à l’égard de ce qui a été dit par monsieur Macron, est hélas la preuve qu’il a accepté l’état de COLONIE européenne.

  1. Ce que voudraient entendre les Grecs de la part de leurs dirigeants en réponse à Emmanuel Macron

“Cher monsieur le Président de cette grande amie la France,

Nous sommes extrêmement heureux de vous accueillir en Grèce, et sensibles au fait que vous avez choisi notre pays, vous et votre épouse, pour une de vos premières visites officielles à l’étranger. Nous vous considérons comme un ami de notre pays, c’est pourquoi, au-delà des compliments et des conventions, nous allons vous parler avec sincérité du drame inacceptable que vit notre peuple depuis 8 ans, avec la conviction que vous le transmettrez, de la manière que vous choisirez vous-même, aux autres partenaires.

Pour commencer, nous sommes d’accord avec vous sur le fait qu’il serait dommage que l’Europe se disloque et que l’euro, en dépit de ses problèmes, doit être sauvé (si cela est possible, évidemment). C’est pourquoi l’Europe doit fondamentalement changer et se tourner vers ses peuples, et non vers plus de bureaucratie, d’élitisme et de réduction de la démocratie. La tâche est difficile, aux limites peut-être de l’irréalisable. Nous espérons que vous y parviendrez. Mais d’ici là, la Grèce ne peut attendre, car elle croule sous le poids insupportable de mémorandums qui ne mènent à rien et de quasi-réformes qui l’appauvrissent chaque jour davantage. N’écoutez pas, monsieur le Président, ce qu’il nous arrive d’affirmer pour apaiser la colère justifiée de nos compatriotes. La Grèce ne va pas, et ne peut aller mieux. En réalité, le chômage augmente, mais il est dissimulé par les chômeurs de longue durée qui, dépités, ont cessé de rechercher un emploi, par les milliers de jeunes qui sont partis pour trouver un sort meilleur loin de la Grèce, et surtout par l’extension des formes de travail précaire où figurent aussi ceux qui travaillent 1 ou 2 heures par semaine et sont quand même considérés comme ayant un emploi. Par ailleurs, vous êtes vous aussi un économiste et par conséquent vous savez que la croissance, aussi désirée soit-elle, ne peut en aucun cas se faire dans une économie où toutes, toutes sans exception aucune, les propensions à la croissance ont sombré. Je n’en citerai qu’une seule qui est amplement suffisante, à savoir la demande concernant les produits alimentaires de base, en baisse constante ces dernières années. Et en dépit de l’appauvrissement des travailleurs, dont une large part travaille pour 200 ou 300 euros par mois, souvent 10 à 12 heures par jour, et en dépit du fait que le marché du travail (du fait des “réformes”) s’est transformé en jungle, nos partenaires exigent que cela continue, et qui plus est, ils ont fortement réagi au fait que la nouvelle ministre du Travail a tenté de faire passer dans un récent projet de loi quelques améliorations, du reste tout à fait marginales. Les impôts de toute sorte, résultante d’une imagination enflammée, pompent dans l’économie les liquidités jusqu’à la dernière goutte, achevant l’œuvre inhumaine de la ponction complètement démesurée des excédents primaires exigés par nos partenaires. Les réductions drastiques des salaires et des retraites se poursuivent résolument. Les hôpitaux publics manquent de personnel, de médicaments de base et de gazes. Le nombres des entreprises qui mettent la clé sous la porte est largement supérieur à celui des créations d’entreprise. Oublions donc (entre nous maintenant) la croissance car l’évoquer, compte tenu des conditions qui prévalent en Grèce, est la démonstration d’un manque total de sérieux.

Or, sans croissance, il est impossible de rembourser cette dette colossale, même pas en l’an 3000. Et il va de soi que jusqu’à ce qu’elle en rembourse 75 %, la Grèce sera sous supervision, toujours soumise à une quelconque forme de mémorandum. Par conséquent, monsieur le Président, ne prenez pas au sérieux ce que nous affirmons, à savoir que notre sortie sur les marchés est censée nous assurer la fin des mémorandums. Au contraire même, nous paierons alors beaucoup plus cher les emprunts… mais que faire, le peuple a besoin d’espérer, peu importe si ces espoirs sont vains.

Partageons donc, monsieur le Président, votre enthousiasme pour l’actuelle et pour la nouvelle Europe, et tâchons pour l’heure de ne pas entrer en conflit avec la zone euro, quoique dans notre cas, ce serait nécessaire. Vous admettrez néanmoins que nous avons déjà fait d’indicibles sacrifices compte tenu de la taille et des capacités de notre petite Grèce, afin de sauver les banques françaises et allemandes et pour que l’Europe ne se disloque pas. Des sacrifices qui ont détruit une nation entière et qui ont exterminé un peuple entier. Mais maintenant, la fin du monde est arrivée et nous, l’UE et pour lui faire plaisir nous aussi, ne pouvons plus nous moquer du peuple grec qui est au supplice et agonise. L’UE, ne serait-ce que sans le FMI, doit assumer ses responsabilités, et cesser d’imposer à la Grèce des programmes et des mesures dont ELLE SAIT (tout comme nous) que non seulement ils sont tout simplement voués à l’échec, mais aussi qu’ils achèvent sa destruction. De toute évidence, vous le savez bien, monsieur le Président, depuis le début de la crise et constamment, on nous impose des programmes erronés et sans issue, lesquels ne sont pas révisés pour que nul n’ait ainsi à reconnaître son erreur, j’entends celle des partenaires européens et du FMI. Cette erreur criminelle est néanmoins continuellement pointée du doigt par certains dignitaires isolés de l’UE et du FMI, mais malgré cela, on s’y accroche, portant désormais atteinte à la survie même de la Grèce.

Cette tromperie permanente n’est pas conforme au peuple français historique, n’est pas conforme à la Démocratie qui, comme vous l’avez dit, est née sur la colline du Pnyx, ne sert aucunement l’Europe. Car tôt ou tard, le peuple grec, qui est prêt et qui n’a plus rien à perdre, va se soulever. Vous savez en outre que des économistes renommés, parmi lesquels des Français (citons par exemple le professeur Gérard Lafay) ont pris une position très claire, analysant dans des livres et maints articles (ce qui d’ailleurs est l’évidence même), comment et pourquoi les mémorandums et les “réformes” détruisent la Grèce au lieu de la sauver.

Alors, si vous voulez sauver l’UE de la dislocation certaine vers laquelle elle va, nous vous demandons d’être notre précieux ambassadeur et de faire comprendre à nos partenaires pourquoi il est urgent de réviser en profondeur les plans européens pour la Grèce. Mais encore, pourquoi il faut cesser d’encourager la nécessité de réaliser des quasi-réformes, vides de contenu, et pourquoi des réformes adéquates doivent être étudiées sérieusement, grâce auxquelles l’économie grecque pourra vraiment s’améliorer, en se basant sur sa croissance et non sur sa contraction.

Résumons, monsieur le Président. Pour la Grèce, c’est la capacité de croissance (rendue impossible par les des mémorandums et les “réformes”) qui compte infiniment plus que n’importe quelle forme d’allègement de la dette. Si cette dette est libérée de ses parts odieuse et onéreuse, et que l’on permet à la Grèce de se développer, nous n’aurons pas besoin d’emprunts, de mémorandums, de négociations interminables et autres violences de cette sorte. Avec un rythme de croissance annuel de 3,5 %, que nous pouvons tout à fait atteindre, avec le temps, nous paierons notre dette.

Une solution sincère au problème de la Grèce est maintenant plus urgente que jamais, car il n’est plus possible de continuer indéfiniment ces histoires sur la croissancecoucou la voici, coucou la voilà.

Et puis, monsieur le Président, comprenez que dans cette nouvelle Europe à plusieurs vitesses que vous imaginez, ne serait-il pas absurde que la poursuite des sacrifices mortels que vous nous demandez ait comme contre-poids un état de servitude qui appartient aux temps anciens ?

source http://www.defenddemocracy.press/en-reponse-a-la-visite-du-president-francais-a-athenes/

 

Wolfgang Schäuble, le visage de l’ordolibéralisme

Wolfgang Schäuble, le visage de l’ordolibéralisme Par Romaric Godin sur Médiapart

À la veille des législatives allemandes, enquête sur le ministre des finances d’Angela Merkel depuis 2009. Il est l’incarnation politique de l’ordolibéralisme, cette forme allemande du néolibéralisme.

Le 1er juillet 2016, à Fribourg-en-Brisgau, là même où il est né 74 ans plus tôt, Wolfgang Schäuble reçoit la « médaille Walter-Eucken ». Remise tous les deux ans par l’institut du même nom, cette décoration récompense ceux qui font vivre la pensée de cet économiste fondateur de cette forme spécifiquement allemande du néolibéralisme, l’ordolibéralisme. Dans son discours de louange, l’économiste Lars Feld, membre des « sages » qui conseillent le gouvernement fédéral et président de l’institut Walter-Eucken, salue « l’engagement sans faille » de Wolfgang Schäuble pour les « principes de la politique de l’ordre [« ordnungspolitische Prinzipien »] dans l’esprit de l’école de Fribourg ». Un engagement qu’il a prouvé par une « solide et conséquente politique financière et budgétaire ainsi que par sa gestion de la crise de la dette européenne ».

Wolfgang Schäuble reçoit de Lars Feld la
                    médaille Walter-Eucken © Institut Walter Eucken

Wolfgang Schäuble ne cachait pas alors son émotion. Et pour cause, cette médaille récompense effectivement une action guidée par cette école de pensée. Dans un discours prononcé cinq ans plus tôt, en 2011, devant la prestigieuse université de Saint-Gall, en Suisse, il revendiquait d’avoir « ses racines intellectuelles dans l’école ordolibérale de Fribourg [dont] le père spirituel est Walter Eucken ». Rien d’étonnant donc à ce que Wolfgang Schäuble apparaisse en Europe et en Allemagne comme l’héritier et le gardien de cet héritage qui s’est identifié avec la politique économique de la République fédérale depuis 70 ans. Pour comprendre ce que veut et ce que fait le ministre allemand des finances, il faut d’abord comprendre cette pensée. En Allemagne, on parle peu d’ordolibéralisme, mais on évoque plus volontiers la notion de « politique de l’ordre » (Ordnungspolitik), de « culture de la stabilité » (Stabilitätskultur) ou encore d’« économie sociale de marché » (Sozialmarktwirtschaft), trois termes assez équivalents et qui disposent, outre-Rhin, d’une forte connotation positive. Comprendre Wolfgang Schäuble, c’est donc d’abord comprendre cette pensée et sa destinée politique.

La théorie de l’école de Fribourg est née en réaction à une double crise : l’hyperinflation de 1923 et la crise économique de 1929. Deux coups de boutoir qui ont semblé réduire à néant la pensée libérale de l’avant-première guerre mondiale avec son monde. Mais Walter Eucken, professeur d’économie à l’université de Fribourg-en-Brisgau dans les années 1930, entreprend de sauver le libéralisme. Son idée centrale est que le marché ne peut survivre durablement sans un encadrement et une organisation assurés par les pouvoirs publics. Le marché doit dominer l’économie, il doit être le lieu où se forment les prix et se réalise l’essentiel de l’activité économique, mais il doit le faire dans l’ordre et la stabilité, en évitant ses propres excès. Et l’État doit en être garant. Si ce dernier ne doit pas s’immiscer dans le fonctionnement du marché, sous peine de provoquer de graves désordres comme l’hyperinflation, fruit du financement monétaire de l’État, il doit établir et garantir des règles pour le fonctionnement de ce marché pour le prémunir des excès qui ont mené à la crise de 1929. Et, élément essentiel, il doit lui-même strictement respecter ces règles.

Cette pensée va être développée par Wilhelm Röpke, un autre économiste allemand, qui l’intègre dans ce qu’on va appeler le « néolibéralisme », ce mouvement de pensée qui, dans les années 1930 et 1940, tente de rénover le libéralisme contre la montée du keynésianisme et de l’interventionnisme. Wilhelm Röpke participe ainsi en 1938 au fameux « colloque Walter Lippmann », à Paris, acte de naissance de ce mouvement. Il dirigera dans les années 1960 la Fondation du Mont-Pèlerin, son bras armé intellectuel. Mais l’ordolibéralisme se distingue fortement du libéralisme de l’école autrichienne de Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises, adeptes d’une forme moderne de « laisser-faire ».Certes, Wilhelm Röpke reconnaît l’existence d’un « ordre spontané » créé par le marché, mais cet ordre n’est possible qu’autant que l’État assure un cadre stable permettant le meilleur fonctionnement du marché. Et le premier de ces cadres, c’est la monnaie. Cette dernière doit être neutre pour ne pas perturber la réalité du marché. Pour être neutre, il ne faut ni manipulation monétaire, ni inflation, ni déficit public. L’État doit donc être sobre et la banque centrale concentrée sur son objectif de lutte contre l’inflation. Toute dette publique est à bannir, tant l’État est tenté de la réduire par l’inflation ou la création monétaire. Walter Eucken avait ainsi affirmé la nécessité de règles de fer pour les acteurs du marché comme pour l’État, par exemple la constitutionnalisation des règles budgétaires.

L’après-guerre sonne le triomphe de cette pensée en Allemagne. Au traumatisme de l’inflation, renouvelé par un nouvel épisode d’hyperinflation en 1947-1948, s’ajoute celui du nazisme, perçu par ces milieux libéraux comme le fruit de la pensée interventionniste. La nouvelle démocratie allemande se devait d’être libérale tout en s’assurant de la stabilité économique. Naturellement, donc, elle s’est tournée vers la pensée de l’école de Fribourg. D’autant que ses représentants, Walter Eucken et Wilhem Röpke, ont été des opposants farouches et de la première heure au nazisme.

Un homme a compris cette opportunité historique : Ludwig Erhard. Un des fondateurs de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), parti du père et du frère de Wolfgang Schäuble, comme de lui-même depuis 1965, il devient de facto ministre des finances de la zone alliée et fonde, presque malgré les occupants, le deutsche Mark le 20 juin 1948. Une monnaie forte garantie par une politique fortement déflationniste de « stabilité » sur laquelle va s’établir la République fédérale, un an plus tard. Ludwig Erhard en devient le ministre de l’économie jusqu’en 1963, puis le chancelier (1963-1966).

Ludwig Erhard reprend et développe le terme d’« économie sociale de marché », inventé par son conseiller Alfred Müller-Armack, un économiste de l’école de Fribourg, pour imposer la pensée ordolibérale dans la réalité économique. La vision de Ludwig Erhard est une forme de « vulgarisation » de la pensée de Walter Eucken qu’il développe dans son ouvrage de référence Le Bien-Être pour tous (Wohlstand Für Alle). Certes, il a recours à quelques concessions à l’esprit keynésien du temps et bâti une forme d’État-providence. Mais l’Allemagne se distingue alors fortement des États sociaux de l’époque comme la France, le Royaume-Uni ou l’Italie. La concurrence y occupe une part plus importante, mais est aussi plus encadrée par une monnaie solide et une banque centrale strictement indépendante, la Bundesbank, créée en 1957. La redistribution intervient ensuite, comme le fruit du succès de cette stabilité. La logique est donc l’inverse de celle des États keynésiens d’alors. Cette inversion est cruciale et détermine encore une grande partie des choix européens et allemands de Wolfgang Schäuble aujourd’hui.

Car la figure de Ludwig Erhard est essentielle. Elle est aujourd’hui quasiment divinisée outre-Rhin où pratiquement tous les partis à l’exception partielle de Die Linke, le parti de gauche, se revendiquent de « l’économie sociale de marché » et de son héritage. Celui qui s’est présenté comme le « père du miracle économique allemand » est parvenu à élaborer une culture économique en République fédérale fondée sur l’ordolibéralisme. Il a fait de cette « politique de l’ordre » le fondement indiscutable du succès allemand de l’après-guerre, oubliant au passage et le plan Marshall et la convention de Londres de 1953 qui annula la dette publique allemande. Dès lors, cette pensée est devenue celle de la République fédérale et l’est encore.

L’horreur inflationniste
Wolfgang Schäuble, né en 1942, homme de l’Allemagne de l’Ouest, élu au Bundestag sans cesse depuis 1972, est logiquement profondément imprégné de cette « culture de la stabilité » à laquelle il est resté attaché durant toute sa vie politique. Cet attachement sera renforcé par trois facteurs supplémentaires qui expliquent une grande partie de ses choix politiques et de sa conception de l’Europe du futur.

Le premier facteur essentiel est son milieu familial. Fils d’un conseiller fiscal militant et élu de la CDU, Wolfgang Schäuble évoque volontiers la figure de sa mère, venue de la région de Stuttgart, et qui apparaît comme l’archétype de la « mère de famille souabe », figure légendaire de la bonne gestionnaire en Allemagne. D’après son frère, cité dans sa biographie rédigée en 2013 par Hans Peter Schütz, Zwei Leben (Deux vies)1, Wolfgang Schäuble aime ainsi à raconter une anecdote, selon laquelle sa mère, n’ayant pas les 20 pfennigs nécessaires pour payer le parcmètre, était revenue le lendemain pour insérer la pièce et acquitter ainsi sa dette.

Mais surtout, le ministre des finances allemand est issu de cette « classe moyenne éduquée, la Bildungsbürgertum, large et exceptionnellement privilégiée, qui a souffert le plus complètement » de l’hyperinflation de 1923, pour reprendre les termes de l’historien britannique Frederick Taylor2. Or, selon ce dernier, la situation de cette classe durant cette crise monétaire est « propre à l’Allemagne ». Et c’est cette classe qui, précisément, est à l’origine de cette obsession de la stabilité dans la culture du pays.

Selon Frederick Taylor, c’est cette classe qui a construit par la suite un « récit national » traumatisant de la grande inflation qui a produit une peur panique de cette dernière dans un pays qui n’avait pourtant pas été le seul à avoir connu une hyperinflation de ce type. Ce récit qui lie directement inflation et nazisme, oubliant, en dépit du travail des historiens, l’effet de la politique déflationniste du chancelier Heinrich Brüning (1930-1932). Cette classe « s’est révélée devenir une grande force de formation de l’opinion durant les trois quarts de siècles suivants », insiste Frederick Taylor. Et de conclure : « Ce phénomène a joué un rôle important, peut-être crucial, dans la transformation de l’expérience de l’inflation qui a été une dure mais supportable expérience pour beaucoup, et même la plupart des Allemands, (…) en un consensus unique de catastrophe nationale universelle. » Wolfgang Schäuble est l’enfant de cette classe. Sa pensée est la sienne.

Wolfgang Schäuble lors de sa première élection
                    au Bundestag en 1972 © DR Wolfgang Schäuble lors de sa première élection au Bundestag en 1972 © DR

Et c’est bien à cette aune qu’il faut comprendre la critique constante de la politique non conventionnelle de la BCE, même si l’économie allemande et lui-même en tant que ministre des finances en profitent effectivement. Wolfgang Schäuble dit rester fidèle à l’idée de l’indépendance de la BCE, mais il ne conçoit cette indépendance que comme une garantie d’une politique non inflationniste et calquée sur l’ancienne politique de la Bundesbank. Lorsque la banque centrale développe une politique expansionniste et inflationniste, donc qui heurte ses convictions profondes, elle sort, pour lui, de son rôle et se fourvoie.Comme beaucoup d’économistes allemands, Wolfgang Schäuble n’a pas hésité à attaquer violemment Mario Draghi sur sa politique. En avril 2016, il lui a même attribué « 50 % du score » d’Alternative für Deutschland, le parti d’extrême droite émergent en Allemagne. Cette accusation n’est pas une simple attaque rhétorique. Elle révèle cette identification entre l’inflation de 1923 et la montée du nazisme, raccourci utilisé par la Bildungsbürgertum pour imposer la crainte de l’inflation.

Encore récemment, Wolfgang Schäuble pouvait prétendre que « tout le monde veut que la politique monétaire soit normalisée ». Pour le ministre allemand, la monnaie doit être neutralisée, quel qu’en soit le prix. La logique expansive de Mario Draghi mais aussi l’attention que ce dernier porte au système financier, en bon ancien de Goldman Sachs, ne peuvent que le heurter. Wolfgang Schäuble estime que c’est aux marchés de s’adapter à la stabilité et non à la banque centrale de faire des compromis pour ménager les marchés. Et c’est bien pour cela qu’il entend utiliser un éventuel prochain mandat pour faire obtenir la présidence de la BCE à un défenseur de la « culture de la stabilité », de préférence allemand. C’est désormais une demande officielle de la République fédérale. Et pour cause : il va s’agir de réduire les effets de la création monétaire des années Draghi.

Le deuxième facteur qui a attaché ce doyen de la politique allemande à l’ordolibéralisme, et qui détermine bon nombre de ses actes, est sa formation juridique. Docteur en droit financier, il a toujours été convaincu de la règle en économie. Cette vision correspond parfaitement à la « constitutionnalisation » de l’économie, promue par Walter Eucken et portée par Wolfgang Schäuble durant les crises de 2008 et de 2010. Après avoir fortement soutenu l’introduction dans la loi Fondamentale, la constitution allemande, du « frein à l’endettement » ou « règle d’or budgétaire » en 2009, comme prix des deux plans de relance décidés alors par la « grande coalition », le ministre des finances a tout fait pour entrer dans les clous de cette règle, quoi qu’il en coûte, y compris au prix d’une réduction de l’investissement public.

Le déficit de demande de la zone euro tout entière en a été la conséquence. Du reste, dans l’union monétaire, le ministre a plaidé et obtenu un cadre budgétaire plus rigide pour le pacte de stabilité et la mise en place d’un pacte budgétaire calqué sur le modèle constitutionnel allemand. Homme d’ordre, deux fois ministre fédéral de l’intérieur, Wolfgang Schäuble croit en la loi et en son respect aveugle, en économie comme ailleurs.

Or, et c’est un facteur important de la pensée de Wolfgang Schäuble, cette primauté de la règle ne peut se défaire par une simple élection. L’ordolibéralisme rejette l’autoritarisme interventionniste, il se veut démocratique. On l’a vu, c’est une pensée profondément issue de l’anti-nazisme. Mais c’est aussi une pensée qui se méfie de la démocratie comme facteur d’instabilité et de chaos et qui, partant, l’encadre fortement. Il y a des domaines où les peuples doivent accepter de ne pas s’immiscer et de laisser la main à des experts indépendants, neutres, qui font respecter les règles et fonctionner au mieux le marché. La démocratie doit se garder des impulsions et des désirs du peuple, qui provoquent des déséquilibres. L’ordolibéralisme est une pensée d’inspiration oligarchique. C’est un conservatisme qui cherche sa voie dans la modernité démocratique.

C’est cette vision qui est à l’origine de la « règle d’or » budgétaire ou de l’indépendance de la banque centrale. Autant d’éléments qui sont placés hors de portée de la décision démocratique. Dans son discours de Saint-Gall, Wolfgang Schäuble explique ainsi que « renforcer le mandat démocratique des institutions européennes […] ne signifie pas que les décisions budgétaires et monétaires prises par ces institutions démocratiquement légitimées ont besoin de l’approbation continuelle du public ». Les institutions doivent « prendre des décisions budgétaires et monétaires le plus indépendamment possible du politique ». C’est là le moteur principal de la crise grecque de 2015, où Wolfgang Schäuble a demandé aux Grecs de se prononcer entre leur choix démocratique et leur maintien dans une structure ordonnée par des règles intangibles.

(1) H. P. Schütz, Wolfgang Schäuble : Zwei Leben, Droemer, 2013.
(2) F. Taylor, The Downfall of Money, Bloomsbury, 2013.

La religion de la stabilité

Troisième facteur, complémentaire de son attachement à l’ordolibéralisme : son protestantisme hérité de sa mère (son père était catholique, exclu de la communion en raison de son mariage) et qui est un élément important de sa vie politique. En 2017, à l’occasion des 500 ans de la « Réforme » de Luther, Wolfgang Schäuble a même publié un petit ouvrage, fait inédit, titré Protestantisme et politique3, où il revendique l’importance de cette pensée dans son parcours. Il y reprend l’idée de Max Weber selon laquelle le protestantisme est à la source du monde moderne et sert d’inspiration au libéralisme. Il y défend la tradition luthérienne individualiste contre l’héritage étatiste allemand. « Il y a toujours une tendance en Allemagne à attendre trop de l’intervention de l’État, et parallèlement trop peu de volonté de régler les problèmes de la société par l’initiative personnelle », se lamente-t-il, tout en mettant implicitement à son crédit une « évolution positive » ces dernières années.

Certes, l’ordolibéralisme n’est pas synonyme de protestantisme (Fribourg-en-Brisgau est un bastion catholique), mais dans le cas du ministre allemand, sa pensée religieuse a renforcé son ordolibéralisme. Cette influence religieuse se retrouve dans sa conviction profonde que la stabilité financière est un roc de vérité dans le chaos du capitalisme. Et pour cause, cette stabilité permet de s’extraire de la temporalité en réduisant sa traduction économique visible : l’inflation. Dans le paradis ordolibéral, le temps est maîtrisé parce qu’il ne modifie plus les prix. La vision des marchés est ici presque métaphysique. Logiquement, tout ce qui la conteste relève de l’erreur ou de la courte vue.

Et Wolfgang Schäuble est toujours prompt, selon un vieux réflexe de cette pensée évangélique du sud de l’Allemagne, empreinte de quiétisme, à rappeler que la souffrance pour atteindre la vérité n’est pas, ne saurait être un critère d’échec, bien au contraire. Dans son discours de Saint-Gall déjà cité, en 2011, au plus profond de la crise de la dette européenne, Wolfgang Schäuble répond à l’idée que l’austérité pourrait réduire la consommation dans les pays du Sud : « Je ne suis pas sûr que ce soit nécessairement le cas, mais même si cela l’était, il faut faire un choix entre la souffrance à court terme et le gain à long terme. » Face aux cris de douleur des peuples étranglés par l’austérité, Wolfgang Schäuble reste de marbre, non par inhumanité, mais parce que ces souffrances sont le prix naturel de leurs erreurs passées, la conséquence d’un ordre transcendant. Au bout de cette souffrance seulement sera la délivrance.

C’est aussi dans cet ordre d’idées que Wolfgang Schäuble a décidé en juillet 1990, lorsqu’il était négociateur du traité de réunification avec la RDA, d’imposer, selon le modèle de Ludwig Erhard de 1948, une parité surévaluée entre le deutsche Mark et le Mark de l’Est, provoquant une rapide désindustrialisation de l’ex-RDA et un durcissement de la politique monétaire de la Bundesbank qui mènera à la crise du système monétaire européen en 1992. Mais il fallait assurer rapidement aux « nouveaux Länder » la « stabilité » quel qu’en soit le coût à court terme.

Pour quoi combat aujourd’hui Wolfgang Schäuble ? L’homme cherche à rester à la tête du ministère de la Wilhelmstrasse pour un troisième mandat consécutif. Derrière une modestie de façade, les faits ont renforcé encore ses convictions. Il est devenu en 2014 le premier ministre fédéral à présenter un budget excédentaire depuis 1969, la croissance allemande est plus forte que celle de la zone euro, la dette publique se résorbe lentement, l’euro a passé la crise. De son point de vue, qui ignore les conséquences sociales et politiques de ses choix européens, tout semble lui donner raison. Comme s’il avait renoué avec l’âge d’or du « miracle économique » de Ludwig Erhard. Pourquoi alors ne pas décrocher après 45 ans de vie politique ? Peut-être parce qu’il lui reste une tâche, celle de réaliser « son » Europe.

Car Wolfgang Schäuble a toujours voulu se présenter comme un grand Européen. « Depuis qu’il est tout jeune, son cœur bat pour l’Europe », affirme son frère Thomas à son biographe qui ajoute : « L’Europe unie est toujours apparue comme la perspective de l’Allemagne dans ses convictions les plus rationnelles. » Dès 1994, il rédigeait un projet d’unification fédérale de l’Europe avec le député CDU Karl Lammers. Un projet qui a longtemps fait rêver à Bruxelles. En 2013, le philosophe Jürgen Habermas disait de lui qu’il était « le dernier Européen du cabinet Merkel ». En fait, le seul qui parlait encore d’Europe. Mais alors, comment comprendre cette conviction de celui qui est, comme on l’a vu, le pur fruit de la pensée allemande, celui qui est apparu comme le défenseur des intérêts allemands tout au long de la crise européenne ?

En réalité, Wolfgang Schäuble intègre ses convictions européennes dans son ordolibéralisme. Pour lui, l’Europe ne peut s’unifier que si elle s’unifie autour de la « bonne » pensée économique. Elle doit donc le faire autour de la « culture de la stabilité ». C’était déjà le sens de son projet de 1994 : une Europe à plusieurs vitesses, avec un « cœur », le Kerneuropa, qui adopterait les canons de l’ordolibéralisme. « Il a un grand objectif : plus d’Europe et, en même temps, plus de stabilité », explique son biographe. Dès lors, la tâche de son prochain mandat, s’il est reconduit, sera de construire cette plus forte intégration sur la base de la culture de la stabilité. Amener davantage d’États européens à accepter ce qu’il considère être une vérité pour construire une Europe qui aura la même force que la République fédérale.

Wolfgang Schäuble est, en cela, un original, au sein de la pensée ordolibérale. Par nature, cette pensée est nationale. Le cadre est donné par l’État qui organise son propre marché intérieur. Il est le fruit d’une acceptation démocratique du cadre « neutre » décrit plus haut. Ludwig Erhard était un Européen tiède pour cette raison : il voyait peu de moyens d’exporter la « culture de la stabilité ». Aujourd’hui, cette vision est reprise par les conservateurs allemands, une partie des libéraux du FDP et le parti d’extrême droite AfD, à l’origine un mouvement d’économistes souhaitant revenir à un cadre cohérent pour la politique de l’ordre. Mais Wolfgang Schäuble estime que le cadre national n’est plus pertinent. « Le modèle de l’État nation s’est épuisé, je suis toujours plus convaincu de cela », affirme-t-il à son biographe en 2013. La mondialisation l’a convaincu que « l’État nation ne peut plus réaliser ce qu’il promet ».

Le ministre voit donc l’Europe comme indispensable, mais pas n’importe laquelle, et pas à n’importe quel prix. C’est le sens de l’ultimatum envoyé aux Grecs en juillet 2015 : ou vous acceptez d’entrer dans les canons de cette culture de stabilité ou vous sortez d’une zone euro qui n’est pas faite pour vous. L’Allemagne n’acceptera dans « son » club que ceux qui en acceptent strictement les règles. Et Wolfgang Schäuble ne cache pas depuis deux ans que, pour lui, la Grèce serait mieux hors de ce club. Depuis 2015, il est clair qu’on peut expulser les récalcitrants et même si la BCE l’a démenti ensuite, elle a ouvert durant cet été-là cette possibilité. L’Europe sera donc, dans l’esprit du ministre allemand, ordolibérale ou elle ne sera pas.

Caricaturé en officier nazi et suspecté de volonté hégémonique durant la crise européenne, Wolfgang Schäuble s’en défend violemment régulièrement, fidèle là encore à sa tradition intellectuelle. Ce qu’il chercherait, ce serait donc moins une « Europe allemande » qu’une « Europe à l’allemande ». Chaque occasion est bonne pour lui de vanter le « modèle allemand » qui prouverait que sérieux budgétaire, réformes et croissance vont de pair. Chaque pays européen devrait donc trouver dans l’Allemagne une source d’inspiration et non un « maître ». Reste une question : y a-t-il là une vraie différence, lorsque Angela Merkel décide si la Grèce reste ou non dans la zone euro, lorsque l’Allemagne dispose seule d’un droit de veto au Mécanisme européen de stabilité ou lorsqu’elle vise à obtenir la présidence de la BCE ? Avec Wolfgang Schäuble, l’Allemagne ne cherche pas la domination effective du continent, seulement sa domination culturelle dans l’espace économique. Mais, in fine, cette force « pédagogique » et de « modèle » lui donne un pouvoir et un avantage considérables.

Il ne faut donc peut-être pas surestimer l’altruisme européen dont aiment à se parer Wolfgang Schäuble, ses admirateurs et son biographe. L’Europe de la stabilité, c’est aussi l’Europe à bon marché pour les contribuables allemands, celle qui coûte peu, où le risque est minimal, et qui rapporte beaucoup. En attendant, l’Européen Schäuble refuse bec et ongles le dernier pilier de l’union bancaire, la garantie paneuropéenne des dépôts bancaires, celui sans lequel l’ensemble de l’édifice n’a pas de sens. L’Européen Schäuble refuse aussi d’annuler une partie de la dette grecque, malgré la soumission de Syriza aux demandes de la troïka et l’impossibilité pour le pays de se sortir de l’hydre de la dette. L’Européen Schäuble, si attaché à la démocratie, refuse toujours un parlement de la zone euro jouant pleinement son rôle. Pour lui, un tel parlement doit être « consultatif », a-t-il affirmé à La Repubblica, en mai dernier.

Si Wolfgang Schäuble demeure à la Wilhelmstrasse après les élections du 24 septembre, il portera un projet d’intégration de la zone euro qui visera à renforcer la stabilité du « cœur de l’Europe » : son ministre des finances sera un surveillant en chef des règles budgétaires, la BCE reviendra aux vieilles idées de la Bundesbank, le parlement de la zone euro sera consultatif et les moyens budgétaires seront conditionnés à une « politique de l’ordre ». Sur le papier, ces institutions ressemblent aux projets d’Emmanuel Macron et le doyen de la politique allemande aime à se présenter comme proche du cadet de la politique française.

Mais dans les faits, sa vision est très différente : parce que la « culture de la stabilité » doit l’emporter, l’Allemagne de Wolfgang Schäuble n’acceptera jamais d’être en minorité sur ces sujets en Europe, elle n’acceptera jamais une politique budgétaire expansionniste et elle sera constituée principalement d’instances indépendantes échappant au pouvoir politique et aux choix démocratiques. Le pari du président français pourrait donc se briser sur le froid réalisme et la détermination religieuse du ministre allemand. Un ministre, comme jadis Ludwig Erhard, qui a si bien façonné l’opinion, que, même sans lui, la « culture de la stabilité » restera la condition sine qua non de l’acceptation de toute intégration supplémentaire de l’Allemagne en Europe. L’empreinte idéologique de Wolfgang Schäuble est là pour durer. Avec un risque majeur à terme pour l’Europe si cette voie n’est pas, dans les faits, réalisable.

(3) W. Schäuble, Protestantismus und Politik, Claudius, 2017.

Sur les réfugiés semaine 39

29/9/17 État d’urgence en Turquie : menaces sur les réfugiés :La Turquie est de moins en moins sûre pour les réfugiés et les demandeurs d’asile depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. /Reportage.

https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/etat-durgence-en-turquie-menaces-sur-les-refugies

26/9/17 Deux ans après, quel bilan pour « les quotas » de migrants dans l’UE ?   Alors que la question migratoire reste l’une des plus actuelles, quel pays a respecté ses engagements européens ? Jade Toussay Journaliste

RÉFUGIÉS – Deux ans de mise en application, de menaces et d’encouragements. Ce mardi 26 septembre marque l’échéance du plan voté par la Commission Européenne pour la relocalisation de 120.000 réfugiés dans les 28 pays membre de l’Union Européenne. Prévu sur deux ans, l’heure est maintenant au bilan. Et il n’est vraiment pas glorieux.

En septembre 2015, le plan a été établi comme suit: 120.000 réfugiés hébergés dans les centres d’accueil de Grèce et d’Italie devaient être transférés dans les pays membres de l’UE. Cette répartition, dite des « quotas d’accueil », se fait en fonction de la taille de la population et du PIB du pays (à hauteur de 40%), moins le nombre de demandes d’asiles au cours des quatre dernières années et le taux de chômage (à hauteur de 10%).

Les Etats devaient recevoir 6000 euros par personne accueillie, tandis que que l’Italie et la Grèce recevaient 500 euros par personne relocalisée pour couvrir les frais de transport. Le profil des personnes à relocaliser avait également été défini: en grande majorité, des Erythréens, des Irakiens et des Syriens, pour qui le taux moyen de reconnaissance à la protection internationale dépasse les 75%.

Voilà pour la théorie. Dans la pratique, ça s’est avéré (beaucoup) plus délicat.

Pas facile tout d’abord de faire accepter à l’ensemble des pays membres de l’UE l’idée d’un quota de réfugiés sur son sol. Ainsi, il a fallu recourir au vote à la majorité pour faire passer le texte. La Finlande s’est abstenue, tandis que la Hongrie, la Slovaquie, la République Tchèque et la Roumanie ont voté contre. Un recours en justice a même été déposé par la Hongrie et la Slovaquie, sans succès. Le 6 septembre dernier, la Cour de Justice a rejeté les recours « dans leur intégralité ».

Selon les chiffres publiés par la Commission Européenne, l’objectif de 120.000 réfugiés a finalement été revu à la baisse, pour ne concerner que 98.255 réfugiés. Mais le résultat n’est pas meilleur pour autant: au 6 septembre 2017, date du dernier rapport de la Commission sur le sujet, seulement 27.695 réfugiés avaient été relocalisés (19.244 arrivaient de Grèce et 8451 d’Italie), soit 28% des objectifs totaux. Et si certains pays ont tenu leurs promesses, d’autres ont brillé par leur absence.

Fin du programme, fin de la relocalisation?  Dans son quinzième rapport, publié le 6 septembre dernier, la Commission Européenne a souligné la tendance positive enregistrée en 2017, par rapport à 2016.

Après deux ans de mise en pratique certains pays ont réussi (ou presque) à atteindre les objectifs fixés: c’est le cas de Malte (+12% par rapport aux quotas de l’UE) et de la Finlande ou l’Irlande qui sont en passe d’y parvenir. Cependant, les prises en charge sont inégales: la plupart des migrants relocalisés arrivent de Grèce, alors que l’Italie doit parallèlement faire face à des arrivées toujours plus importantes.

De même, la Commission s’est également félicitée des premiers balbutiements de pays jusqu’alors peu enclins à accueillir les réfugiés: c’est par exemple le cas de l’Autriche et de la Slovaquie, qui ont relancé leur processus de relocalisation.

Quid des pays qui refusent d’appliquer l’accord? Après moult rappels à l’ordre, la Commission Européenne a engagé mi-juin une procédure d’infraction à l’encontre de la République Tchèque, la Hongrie et la Pologne et saisi la Cour de Justice de l’UE, qui a débouté les pays réfractaires. Le 8 septembre, le premier ministre hongrois Viktor Orban a reconnu que la Hongrie « doit respecter les traités et reconnaître les décisions de la Cour », sans pour autant s’engager à respecter son quota d’accueil, toujours à 0.

Que se passera-t-il à compter de ce mardi 26, où le programme touche à son terme? Dans son rapport, la Commission précise que ses décisions « s’appliquent à toutes les personnes admissibles qui arriveront en Grèce ou en Italie jusqu’au 26 septembre 2017, ce qui signifie que les demandeurs admissibles devront encore être relocalisés après cette date. » Elle encourage donc tous les états membres à redoubler d’efforts.

Malgré tout, espérer que les quotas de 98.255 relocalisés seront atteints dans des délais raisonnables reste illusoire.

http://www.huffingtonpost.fr/2017/09/25/deux-ans-apres-quel-bilan-pour-les-quotas-de-migrants-dans-lue_a_23214522/

26/9/17 Revue de presse hellénique : Sous le titre « les demandeurs d’asile resteront en Grèce » Kathimerini relève que dans le cadre de nouvelles corrélations politiques au sein de l’UE la solidarité européenne envers la Grèce au sujet de la crise des réfugiés prend fin alors que les flux de réfugiés vers les îles grecques augmentent. Le journal souligne que le programme de relocalisation des demandeurs d’asile depuis la Grèce et l’Italie vers d’autres pays
européens s’achève officiellement aujourd’hui sans aucune décision de l’UE concernant ses prochaines initiatives dans ce domaine. Sans nouveau programme de relocalisation et sans réforme du règlement Dublin II tous les demandeurs d’asile arrivant en Grèce resteront dans le pays, souligne le journal.

22/9/17 Feu vert du Conseil d’État grec au renvoi de réfugiés syriens en Turquie

 Le Conseil d’État grec a débouté deux réfugiés syriens qui contestaient leur renvoi en Turquie en vertu du pacte migratoire UE-Ankara, ce qui ouvre la voie aux premiers renvois forcés de réfugiés dans le cadre de cet accord, a indiqué vendredi une source judiciaire.

Les deux Syriens avaient déposé un recours en dernière instance devant le Conseil d’État contre la décision de commissions grecques d’asile de les renvoyer en Turquie au motif qu’ils seraient en sécurité dans ce pays puisqu’ils y ont développé des liens lors de précédents séjours. 

En les déboutant, le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative grecque, établit une jurisprudence en faveur des renvois forcés en Turquie de demandeurs d’asile notamment syriens arrivés sur les îles grecques depuis le 20 mars 2016.

« C’est une décision qui viole le droit des réfugiés, et qui tombe à pic pour servir l’accord conclu entre les Etats de l’UE et la Turquie », a commenté pour l’AFP Dimitris Christopoulos, président de la Fédération internationale des droits de l’homme.

Plus de 750 exilés syriens en attente d’une décision sur leur sort sur les îles grecques sont concernés dans l’immédiat par la perspective de tels renvois forcés, selon une source proche du dossier.

Ces renvois, prévus par le pacte UE-Ankara dans les cas où la Turquie est jugée « sûre » pour les requérants, avaient été gelés en pratique dans l’attente de la décision du Conseil d’État, saisi en plénière de l’affaire vu son importance.

Les avocats et ONG soutenant les requérants, dont la grecque Metadrasi et l’allemande Pro Asyl, avaient prévenu dès avant l’annonce de la décisdion qu’ils déposeraient un recours si nécessaire devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Les requérants déboutés sont deux jeunes hommes de 29 et 22 ans. Ils ont plaidé l’absence de garanties concernant leur sécurité en Turquie, affirmant y avoir notamment dans un premier temps été victimes de refoulements.

Fortement contesté par les humanitaires, le pacte UE-Turquie a considérablement réduit le flux migratoire en Méditerranée orientale après le pic de 2015.

Les arrivées sur les îles grecques en provenance des côtes turques toutes proches sont toutefois reparties à la hausse depuis le mois d’août, à plus d’une centaine par jours.

Selon une autre source judiciaire, les juges du Conseil d’Etat avaient débattu lors de l’examen de l’affaire de la possibilité de demander une interprétation du cadre légal s’appliquant à la Cour de justice de l’UE, mais cette option a été rejetée par 13 juges contre 12.

https://www.lorientlejour.com/article/1074106/feu-vert-du-conseil-detat-grec-au-renvoi-de-refugies-syriens-en-turquie.html

Emmanuel au pays d’Hermès La rubrique de Panagiotis Grigoriou

Panagiotis  Grigoriou est Ethnologue et historien, chroniqueur, analyste, initiateur d’un concept de tourisme alternatif  et solidaire en Grèce. Le regard de l’historien et de l’anthropologue sur l’actualité et le vécu de la crise grecque. Il évoque dans cet article la visite d’Emmanuel Macron.

Emmanuel au pays d’Hermès 

Temps de l’hybris. Sur un mur d’Athènes, le dit “Parlement” caricaturé est… aspiré (et inspiré) par un imposant OVNI. C’est là bien une caractéristique imagée des disjonctions actuelles. Les supposées structures de représentation parlementaire acclimatées au totalitarisme des vanités européistes et financieristes ne peuvent alors plus être considérées autrement. Entre-temps, la “fusée” Macron est passée par Athènes, visite officielle et poussière cosmique !

Visite officielle d’Emmanuel Macron à Athènes. Athènes, septembre 2017

D’abord, la frénésie marketing a largement préparé et accompagné cette visite d’Emmanuel Macron à Athènes. Aux yeux des Grecs, à part la… sympathie certaine et au-delà de la causerie impériale européiste du type: “Ce soir je veux que collectivement nous retrouvions la force de refonder notre Europe, en commençant par l’examen critique sans concession de ces dernières années” (le Président français aux côtés du Premier ministre grec Alexis Tsipras sur le Pnyx), l’essentiel dans cette visite tient du dépeçage économique, symbolique et structurel du pays faisant exactement suite à sa vassalisation néocoloniale accélérée et très actuelle.

“La Grèce est ainsi bradée à travers les accords de type colonial imposés par la Troïka et ce n’est pas de la sorte que l’Europe deviendra démocratique”, fait remarquer dans son communiqué commentant la visite Macron, le mouvement de Yanis Varoufákis “DiEM25” .

Ainsi, les 39 hauts représentants des très grandes entreprises françaises qui ont accompagné Emmanuel Macron à Athènes, procèdent non pas dans un cadre de coopération économique avec un minimum d’équité, mais dans celui des accords néocoloniaux imposés à la Grèce par l’Eurogroupe. Je dois rappeler que l’Eurogroupe n’a pas d’existence formellement légale quant au droit international (et européen), c’est un club informel des ministres de zone euro, où c’est d’abord la loi du plus fort qui s’impose à tous les autres, c’est-à-dire la loi de l’Allemagne.

Emanuel Macron sur le Pnyx. Presse grecque du 7 septembre 2017
La… communication Macron à Athènes. Presse grecque du 7 septembre 2017
Les…gouvernants à Athènes accueillent… Emmanuel Macron. Presse grecque, septembre 2017

C’est d’ailleurs pour cette raison que les cinq ordonnances réformant le Code du travail en France ont été présentées le 31 août au Conseil des ministres en présence et avec l’approbation du vice-chancelier allemand, et nous voilà ainsi dans le… nouveau monde du néocolonialisme pluridimensionnel mais oligopolaire.

À chacun son niveau de formatage, et pour ce qui du très bas niveau de formatage de la Grèce, parmi les accompagnateurs d’Emmanuel Macron, la presse a cru remarquer la présence de Jacques Le Pape, ancien directeur adjoint de cabinet de Christine Lagarde à Bercy, nommé depuis 2016 à la tête du dit Fonds grec chargé des privatisations.

En réalité, il s’agit de cette agence fiduciaire imposée à la Grèce par le carcan des colonisateurs européistes et copiée sur le modèle de la Treuhand de nom complet Treuhandanstalt, laquelle était l’organisme de droit ouest-allemand chargée de la privatisation des biens de la République démocratique allemande (RDA) après la réunification du pays.

“Vous pouvez manger autant de la brioche que vous voulez !”, presse grecque, septembre 2017

Tout le monde en Grèce sait que le directoire de cette Agence des Privatisations (autant que la dite Administration Autonome des Recettes Publiques), échappe à tout contrôle étatique (et démocratique, parlementaire) grec. Pour ce qui est de l’agence fiduciaire plus précisément, les décisions sont prises à la majorité des 3/5, entre le directeur Français et les quatre autres membres, un Espagnol et trois Grecs, tous d’ailleurs nommés depuis le grand jardin de l’acclimatation financieriste et européiste.

C’est alors ainsi que dans les cafés grecs on estime qu’en dépit des messages officiels, le but de la visite Macron c’est de participer au dépeçage des biens du pays visité (eau, énergie, transports, télécommunications, renforcement même du contrôle par la mécanique sociale): “La Grèce c’est un cadavre, donc le monde des puissants s’en sert”, analyse… publiquement énoncé dans le café du coin par le retraité Mitsos.

“Vous pouvez manger autant de la brioche que vous voulez !” nous dit ainsi d’après un dessin de la presse grecque Emanuel Macron… déguisé en reine Marie-Antoinette estampillée… Allemagne et apportant aussi le message: “Austérité – Coupes sobres – Chômage” (car la phrase présumée historique sur la brioche avait été attribuée comme on sait à Marie-Antoinette). Temps vraiment nouveaux ?

“Avgí”, quotidien Syriziste et… Macroniste. Septembre 2017
Athènes… accueil. Athènes, septembre 2017
Commerce à vendre, Athènes, septembre 2017

Temps donc de l’hybris. Emmanuel Macron est reparti d’Athènes… comme il était déjà arrivé. Il n’aura pas vu, ni les soupes populaires qui reprennent dans la foulée du temps automnal qui s’annonce, ni les messages désespérés marqués au feutre par ceux de la dite “génération 400€”, autrement-dit, ces jeunes qui ne gagneront au mieux que 400€ par mois pour un travail qualifié et à temps plein.

Des histoires finalement… à Hérodote à se raconter alors sans fin, comme celle des sans-abri face à la mer profitant de l’énergie solaire, voilà une idée ayant peut-être échappé aux… investisseurs si bien accomplis au sein du cabinet Lagarde.

Le Vélos remorqué. Le Pirée, septembre 2017

Les voyageurs autres qu’Emmanuel Macron et les touristes sont déjà moins nombreux au Pirée, puis, le vieux Vélos (visitable, depuis 2002, comme navire musée à Fáliro) a été aperçu récemment près du grand port, remorqué jusqu’aux chantiers proches pour que les travaux d’entretien puissent être effectués. Au Pirée, les passants se sont même un long moment arrêtés pour l’admirer, comme parfois pour s’en souvenir.

Car son histoire n’est pas encore tout à fait oubliée, l’USS Charrette (DD-581), destroyer de classe Fletcher de la marine américaine, ayant pris le nom de HNS Velos (D-16) en 1959 dans la marine grecque se fait remarquer le 25 mai 1973 en refusant de rejoindre la Grèce, pour protester contre la Dictature des colonels et ainsi resté durant un bref moment en Italie, lorsqu’il participait à des exercices de l’OTAN.

Soupe populaire. Athènes, septembre 2017
Génération 400€. Athènes, septembre 2017
Sans-abri et énergie solaire. Athènes-Sud, septembre 2017
Au Pirée. Septembre 2017

Temps flottant. À Athènes… sous l’Acropole, le vieux bâti est souvent acheté et rénové par des investisseurs suffisamment internationaux, c’est déjà prouvé et acquis, les vieilles colonnes ont toujours la cote.

Sur d’autres murs d’Athènes et des environs, les… aspirations du temps éphémères (et vulgaires) se mesureront ainsi à “l’argent… aimé” ou encore à “Schäuble con”. Temps de l’hybris, automne en vue. Cynisme ainsi ambiant… supposé réaliste ; dans l’air du temps toujours, le vieux journaliste et chroniqueur radio Yórgos Trangas (Radio 90,1 FM, le 8 septembre, zone matinale), donne son point de vue sur l’actualité de la visite d’Emmanuel Macron à Athènes: “Puisque la Grèce est devenue une colonie européiste, vaut mieux qu’elle soit contrôlée par la France, plutôt que par l’Allemagne”, joli monde !

Bâti rénové, acheté par des étrangers. Athènes, septembre 2017
Mur Athénien. Septembre 2017
Mur au sud d’Athènes. Septembre 2017

Voilà notre temps… entier aux réalités fragmentées ! Les supposées structures de représentation parlementaire acclimatées au totalitarisme des vanités européistes et financieristes ne peuvent certainement plus être considérées autrement.

Visite d’Emmanuel Macron… autrement-dit très sympathique humainement sauf pour ce qui est de son contexte géopolitique, voire français tout simplement. L’hybris donc. “C’est de la souillure que d’avoir prononcé son discours sur le Pnyx, de Périclès et de la Démocratie”, a déclaré à l’occasion Manólis Glézos . Comme l’écrivait déjà Badia Benjelloun (“Un Bonaparte de pacotille”) en mai 2017 :

“Les nouveaux arrivants sur le ‘marché’ du travail continueront à toucher le stabilisateur social du RSA tout en habitant chez leurs parents, à cumuler des stages de formation ou des petits boulots d’intérimaires pour un certain temps. Quelques points d’écarts sur le taux de la dette obligataire, et nous voici transformés en misérables Grecs, contraints de vendre la Tour Eiffel et le Louvre, alors que les aéroports de Toulouse, Lyon et Nice et d’autres biens publics ont déjà été cédés à des firmes privées sous la houlette de Mac(a)ron.”

“Fabius, alors au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, ambitionnait pour la France un avenir de pays touristique, une industrie de nations pauvres, certes, mais une activité non délocalisable. Mais bientôt les sites, les aéroports, les chaînes hôtelières seront tous aux mains d’entreprises étrangères au profit externalisé employant des travailleurs détachés ou des migrants chassés par les guerres.”

Vielles colonnes. Athènes, septembre 2017
Une certaine classe moyenne se marie… Cap Sounion, septembre 2017
Hérodote chez le bouquiniste. Athènes, septembre 2017

“A ignorer la situation dans laquelle ont été plongés les Hellènes sous la domination du carcan européen, à fonder leurs espoirs sur un bonimenteur qui n’offre d’autre illusion que celle de les faire marcher, les Français concourent à leur malheur et à celle du monde. Il est vrai qu’ils tirent encore avantage à la position de leur pays comme protectorat étasunien capable de conserver quelques terrains de prédation protégés en Afrique, de plus en plus restreints.”

“La classe moyenne, spectatrice et rouage de l’acceptation de cette globalisation qui la précipitera tôt ou tard dans le camp des 99% de ceux d’en bas, témoigne de son insouciante légèreté qui lui fait conjurer cette issue. Elle s’offusque de ce qu’un parti ‘fasciste’ puisse prendre le pouvoir en France. Les conditions de la réalisation d’un fascisme à la mode du 20ième siècle sont révolues. Les structures de représentation parlementaire acclimatées au gouvernement de l’argent depuis deux siècles, avec la dose requise de suffrage universel, sont devenues encombrantes, les lois d’exception (‘Patriot Act’) et les états d’urgence sont adoptés comme nouvelle norme.”

Une certaine classe moyenne, spectatrice et rouage de l’acceptation de cette globalisation qui la précipitera tôt ou tard dans le camp des 99% de ceux d’en bas, se marie encore parfois, se faisant photographier pour les besoin du… glamour de pacotille au Cap Sounion devant la beauté de l’Égée sous le Temple de Poséidon.

Les navires passent. Cap Sounion, septembre 2017
Les histoires demeurent. Bouquiniste à Athènes, septembre 2017
Mimi de Greek Crisis. Septembre 2017

Les navires passent, nos histoires demeurent, la “fusée” Macron est passée par Athènes, visite officielle et poussière cosmique appartenant déjà au passé, tandis que Mimi (le chat de Greek Crisis) restée indifférant à la politique des humains, est désormais bouleversé depuis l’arrivée à domicile du… très jeune Hermès.

Dépassant l’hybris autant que faire se peut, nous avons ainsi sauvé Hermès (jadis… l’aînée des Pléiades) resté orphelin, espérant qu’un autre foyer, si possible économiquement réellement existant, puisse l’adopter d’ici un à deux mois… Avis aussi aux amis du blog.

Les navires passent, nos histoires demeurent !

Hermès… aussi de Greek Crisis. Athènes, septembre 2017

* Photo de couverture: Le ‘Parlement’ et son… OVNI. Athènes, septembre 2017

mais aussi pour un voyage éthique, pour voir la Grèce autrement “De l’image à l’imaginaire: La Grèce, au-delà… des idées reçues !”   http://greece-terra-incognita.com/

Grèce-Turquie : le gaz, le pétrole…..les conflits

Grèce-Turquie. Le gaz, le pétrole dans la Méditerranée de l’Est et le conflit potentiel qui s’y rattache et s’ajoute à la question chypriote Publié par Alencontre le 19 sep 2017 Par Antonis Ntavanellos

Selon divers analystes, la Méditerranée de l’Est serait actuellement une des régions du monde soumises à des tensions militaires parmi les plus intenses.

Au moment où ces lignes sont écrites [fin juillet 2017], au large de l’île de Chypre, face au navire patrouilleur turc Barbaros [entre autres pour repérer les refugié·e·s potentiels de Turquie se dirigeant vers la Grèce], et aux deux et trois navires de guerre qui l’accompagnent, se sont rassemblées des frégates françaises en soutien à la recherche pétrolière et gazière de la firme Total [1], ainsi que des navires de guerre américains, grecs et égyptiens. Par ailleurs, l’espace aérien couvrant le site est «occupé» par l’aviation militaire d’Israël, basée en Grèce pour des «exercices» [2].

A ceux qui, à gauche, s’empressent de calculer les rapports de force mutuels, nous rappelons que la Turquie – de concert avec le départ de Barbaros – a annoncé un achat de missiles S-400 Triumph ultramodernes, rendant ainsi officiel le renforcement de ses relations militaires avec la Russie de Poutine. Il est évident qu’il y a danger d’une course combinée vers une aventure militaire, ou d’un «glissement» vers un désastre. Ceux qui ne veulent pas y croire n’ont qu’à regarder une carte, avec les coordonnées géographiques indiquant la proximité de pays tels que le Liban, Israël, la Syrie, Chypre…

Cette sorte de poudrière est le résultat de la rencontre de deux problèmes majeurs. La situation chypriote (division de l’île en deux zones depuis 1974, l’une occupée par l’armée turque, l’autre zone grecque avec comme capitale Nicosie), d’une part, et, d’autre part, le conflit du partage des hydrocarbures en Méditerranée de l’Est (Zones économiques exclusives – ZEE –, espace maritime sur lequel un Etat côtier exerce des droits souverains en matière d’exploration et d’usage des ressources ; cette zone s’étend de la ligne de base d’un Etat jusqu’à 200 milles marins, soit quelque 370 km) :

1. Ceux qui avaient constaté dans les derniers développements autour de la question chypriote un «nouveau plan Annan» [3], et avaient supporté le rejet d’un accord de réunification de l’île, ont démontré aujourd’hui être absolument déconnectés de la réalité.

1.1. Les Grecs et les Chypriotes grecs participèrent aux négociations avec un objectif précis : renverser par des moyens diplomatiques les conséquences de la guerre de 1974. A son arrivée à Crans-Montana (Suisse), N. Kotzias [4] a déclaré que même il y a deux ans, il aurait été impensable de mettre sur la table des négociations les questions de l’abolition des garanties [5] et du retrait de l’armée turque. C’est une différence majeure quant aux négociations du temps d’Annan (2004).

Cette différence est le résultat du grand changement des rapports de forces dans la région. D’une part, la formation de «l’axe» Grèce-Chypre-Egypte-Israël, avec le soutien unilatéral de l’UE et des Etats-Unis. D’autre part, par la rupture entre la Turquie d’Erdogan et les grandes puissances de l’Ouest, complétée actuellement par le déplacement graduel de la Turquie vers la Russie après le coup d’Etat de l’été de 2016.

1.2. La partie turque, à Crans-Montana, ayant compris le renversement du rapport de force, a accepté de négocier sur les garanties et le retrait de l’armée, en espérant obtenir des gains sur le calendrier d’application des décisions, avec sa présence dans le «mécanisme de surveillance» de la mise en œuvre du plan. Elle a fait face ici à une nouvelle «surprise». La proposition grecque – avec le soutien de l’UE, du secrétaire général de l’ONU et des Britanniques (donc des Etats-Unis également) – a mis le contrôle du «mécanisme de surveillance» dans les mains d’une seule force : celle de l’UE. L’effacement graduel du rôle de garante et de la présence militaire de la Turquie sur l’île était ainsi livré aux mains d’une institution impérialiste internationale, à laquelle la Turquie ne participe pas ; institutions avec lesquelles les relations de la Turquie se détériorent progressivement (voir par exemple le conflit avec l’Allemagne de Merkel et d’autres pays comme les Pays-Bas).

Il y a là la vraie raison du «naufrage» de la négociation de Crans-Montana. Comme l’a déclaré N. Kotzias à son retour de Suisse, il y avait deux camps à Crans-Montana: la Turquie face à tous les autres.

1.3. Ce sentiment d’avoir acquis une position meilleure eut comme résultat l’augmentation des revendications grecques quant aux caractéristiques d’un potentiel Etat unifié de Chypre. N. Kotzias a déclaré qu’il ne signerait rien, tant qu’il ne s’agira pas d’une transformation de Chypre en un «Etat normal», où les décisions seraient prises selon le principe de majorité. Sauf que Chypre n’est pas un «Etat normal»: il y a une communauté majoritaire (quelque 770’000 Chypriotes grecs vivant dans le sud) et une communauté minoritaire (117’000 Chypriotes turcs auxquels se sont ajoutés 70’000 «colons» venus d’Anatolie après 1974) et – à la charge des nationalistes des deux camps – du sang a coulé. La seule solution véritablement démocratique dans de telles situations, à l’échelle internationale, est la prise de mesures spécifiques de protection des minorités (des mesures qualifiées d’«anormales» par N. Kotzias).

Nous sommes de ceux qui se méfient des solutions venant «d’en haut». Nous mettons nos espoirs dans la prise d’initiatives visant à la restauration d’une confiance mutuelle à partir «d’en bas», par l’action unitaire des salarié·e·s, du peuple, de la gauche. Pourtant, il faut noter que se manifeste, aujourd’hui, le rejet de l’idée de réunification, de dualité étatique et communautaire, y compris de la part du KKE. Un changement de position se note, parmi ceux qui étaient en faveur d’une telle solution durant des années – par exemple Synaspismos (Coalition de la gauche, des mouvements et de l’écologie, constituée en 1991 et participant en 2004 à la création de Syriza en tant que force majoritaire). Ces derniers font aujourd’hui volte-face et leur orientation satisfait les nationalistes grecs et chypriotes. Ainsi, ces forces laissent la voie ouverte aux gouvernements de Tsipras et d’Anastasiadis [6] pour manœuvrer librement sur ce terrain, sans opposition.

1.4. Cette position relève de l’«aveuglement» politique. La Turquie et le camp turco-chypriote, en voulant précipiter les choses, pourraient choisir une voie dangereuse qui se voudrait une sortie de la situation d’impasse. Elle pourrait avoir comme configuration, au-delà des différences, celle du scénario de Crimée, c’est-à-dire l’unification de Chypre du Nord avec la Turquie suite à un référendum virtuel ou authentique. Et dans ce cas, l’éventualité d’une guerre civile serait encore plus probable…

1.5. Ces développements eurent un effet politique collatéral. N. Kotzias, qui était dépeint tel un diable préparant un nouveau «plan Annan», est maintenant transformé en une «idole» par les journalistes qui soutiennent le rejet du plan Annan et par tous les agents de «l’espace patriotique», qu’ils viennent du PASOK, de la droite ou de l’extrême droite. La tentation est grande pour Tsipras aussi : rechercher une solution au fort déclin de son parti, en prenant une direction nouvelle vers une politique ethno-patriotique. On repère déjà dans certaines librairies et salles de conférences le contenu «patriotique» de certaines publications et la présence d’un éventail politique composé d’amis des Etats-Unis, de «patriotes» traditionnels, d’éléments de l’ancien pasokisme et d’une partie importante de SYRIZA. Un phénomène qu’on ne devrait pas sous-estimer…

2. Cette situation délicate se complexifie davantage suite à la dimension géopolitique de l’extraction d’hydrocarbures dans la Méditerranée de l’Est et à l’instauration déclarée des Zone Economiques Exclusives (ZEE).

Certains parlent de l’application du Droit international de la mer. Cela n’est que pure naïveté. Ce n’est que le résultat d’un pur rapport de forces. Ce n’est pas par hasard que les cartes de ZEE furent rendues publiques par l’Etat d’Israël, puis avalisées par Chypre et l’Egypte.

Il est révélateur que l’Etat grec – sous les gouvernements successifs de Karamanlis, de G. Papandreou, d’A. Samaras et d’A. Tsipras – n’ait pas reconnu officiellement ce partage, et ait choisi de ne pas déclarer de ZEE grecque.

Le «spécialiste nationaliste» Th. Kariotis a expliqué la raison dans les colonnes du quotidien Kathimerini: ce serait, dit-il. un crime contre la nation, car cela donnerait à la Turquie le droit de déposer cette question devant la Cour internationale de justice (CIJ siégeant aux Pays-Bas), avec l’espoir légitime d’en tirer deux renversements majeurs: a) la séparation de la mer Egée entre la Grèce et la Turquie, qui est aujourd’hui dans un rapport respectif de 93% à 7%; b) la reconnaissance de la «grande ZEE» de Kastelorizo (île grecque qui se situe à quelque 7 km de la ville de Kas, dans la province turque d’Antalya). Cette zone est d’importance majeure du point de vue stratégique, car elle assure la continuité géographique entre l’Israël, Chypre et la Grèce. Ainsi, à la place du droit international, de grands professeurs comme Th. Kariotis proposent de prendre la voie de la création de faits accomplis par le commencement des recherches et des forages pour le gaz et le pétrole, et par l’avancement du grand projet du gazoduc East Med [7].

2.1. La création des faits accomplis est ce qui se passe déjà dans la Méditerranée de l’Est. La présence de colosses tels qu’ExxonMobil, Total et Eni, la mobilisation militaire des Etats-Unis et de la France et la «surveillance» d’Israël ne laissent pas d’espace pour des illusions concernant qui soutient qui. Le prétendu «espace patriotique», qui se réclamait pendant des années d’une espèce d’anti-impérialisme, se trouve aujourd’hui derrière le char des Etats-Unis, de l’UE et de l’Etat d’Israël.

2.2. Quand on se retrouve devant de potentiels grands désastres – comme la guerre –, s’aligner sur les grandes puissances n’est pas un refuge sécurisé. On se souvient qu’en 1918-22, quand les impérialistes en eurent terminé avec la conquête des territoires du Moyen-Orient auxquels ils avaient vraiment intérêt, ils laissèrent à son sort l’armée grecque. Elle se trouvait alors en retraite désordonnée dans les profondeurs de l’Anatolie, comme traduction de la fin sanglante d’une campagne militaire dans laquelle même les généraux grecs ne croyaient pas… (voir à ce sujet les développements du conflit gréco-turc de 1919 à 1922).

2.3. La logique du conflit est l’escalade. En mer Egée, il y a eu déjà un événement dangereux dont la responsabilité incombe à la Grèce, au large de l’île de Rhodes. Le pouvoir grec ordonna d’inspecter un navire en partance d’un port turc, se dirigeant vers un autre port turc [8]. Il a donc remis directement en question le droit de passage, et flirta avec le blocage naval. Aucun pays – encore moins un pays au littoral important et développé – ne peut pacifiquement accepter un tel développement. En mer Egée, cela aboutit à jouer avec le feu.

3. Dans ces conditions, la priorité absolue de la gauche devrait relever d’une politique antiguerre et anti-impérialiste.

Choisir la paix pour des raisons de principe et soutenir une politique d’amitié et de solidarité avec tous ses voisins est en accord avec la priorité d’un point de vue des intérêts des classes populaires, et nécessaire à une orientation réelle de gauche face à la crise économique et sociale, à laquelle un gouvernement peut répondre par une orientation d’unité nationale «face à l’ennemi historique».

L’abandon de ce point de vue mène nécessairement à un recul sur toute la ligne.

Seulement ainsi peut-on répondre politiquement au gouvernement de Tsipras. Le gouvernement des mémorandums et de la tutelle impérialiste (la Troïka), un gouvernement qui a dans ses rangs des ministres dont l’opportunisme est illimité, tels que Kammenos [9] et Kotzias. (Article paru dans le bimensuel La gauche ouvrière de DEA, courant de l’Union populaire, le 19 juillet 2017. Traduction S. Siamandouras et édition par A l’Encontre)

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[1] Comme on lit dans le quoitidien économique Les Echos: «Total a démarré, le 13 juillet, avec son partenaire ENI (Italie), les opérations de forage pour l’exploration du champ Onisiforos, au large des côtes de l’île. Une opération à haut potentiel, «l’une des explorations les plus critiques de l’année dans le monde», avait estimé le cabinet IHS Markit en début d’année.» Anne Feitz, «La Méditerranée, ce nouvel eldorado gazier» {25 juillet 2017)

[2] Tous ces Etats ont des intérêts liés au gaz dans la région. Comme on lit dans Les Echos: «Les grandes découvertes dans la région ont commencé en 2009 et 2010 au large d’Israël, avec les gisements de Tamar, puis du champ géant Léviathan, par la compagnie américaine Noble Energy, associée à la société locale Delek. Elles se sont poursuivies en 2011 à Chypre, où Noble a aussi trouvé le vaste champ Aphrodite. La découverte de Zohr par l’italien ENI en Egypte, en 2015, a achevé de convaincre les compagnies que la zone pouvait être un nouvel eldorado gazier». Eni est aussi associé à BP –multinationale britannique- (10 %) et au russe Rosneft (30%) (op.cit.).

[3] Le plan a pour nom celui de l’e secrétaire des Nations unies Kofi Annan. Il proposait un système fédéral où les deux communautés seraient représentées. Il fut soumis par référendum aux deux populations chypriotes le 24 avril 2004. Les Chypriotes turcs ont voté en faveur de ce plan à 64,90%, par contre 75,83 % des Chypriotes grecs ont voté contre, parce que le plan ne prévoyait pas le retour de tous les réfugiés chypriotes grecs dans la partie nord, ni l’expulsion complète des colons turcs, ni la démilitarisation totale de l’île. En outre, le plan laissait intactes les deux bases britanniques sur l’île.

[4] N. Kotzias est l’actuel ministre des Affaires étrangères de la Grèce. Il est professeur en sciences politiques et relations internationales et européennes à l’Université du Pirée. Antérieurement, il avait été un cadre connu du KKE (PC grec) dans les années 1970-80 (notamment membre fondateur de la Jeunesse du parti – KNE – et de son institut des études marxistes – KME; et enfin membre du comité central du KKE). Il fut par deux fois condamné par la Junte militaire (1967-1974). Il se retrouva par la suite à la tête du think tank du PASOK (ISTAME), avant de soutenir SYRIZA. En 1992, il entre au ministère des Affaires étrangères en tant que consultant. Il reste jusqu’en 2008, et en sort avec le grade d’ambassadeur. Conseiller de Georges Papandreou (PASOK) en 1996 lorsqu’il était vice-ministre des Affaires étrangères au sein du gouvernement de Costas Simitis, PASOK, Premier ministre de 1996 à 2004. Il reste son conseiller proche jusqu’en 2009, mais il y a rupture entre les deux hommes quand il n’est pas nommé aux Affaires étrangères du gouvernement Georges Papandreou (octobre 2009-11 novembre 2011).

[5] Référence au traité de garantie signé à Nicosie le 16 août 1960 (et précédé par les accords de Zurich du 11 février 1959 et les accords de Londres du 19 février 1959). Selon ce traité, qui officialise l’indépendance de Chypre, les trois puissances garantes – Royaume-Uni, Grèce et Turquie – ont établi un droit d’intervention militaire.

[6] Nikos Anastasiadis est l’actuel Président de la République de Chypre. Il est le dirigeant du Rassemblement démocrate, parti conservateur.

[7] D’un coût de 5,8 milliards d’euros, ce gazoduc devrait acheminer le gaz découvert aux larges des côtes chypriotes et israéliennes en Europe en passant par la Grèce puis par l’Italie. Les études de faisabilité sont désormais achevées et, d’après le projet, le gazoduc devrait être opérationnel d’ici à 2025.

[8] L’épisode a eu lieu le 3 Juillet. Lorsque le navire M/V ACT – qui par les autorités grecques était suspecté de trafic de drogue – refusa d’être inspecté, la police des ports grecque ouvra le feu. Selon le capitaine turc, son navire reçut au moins 16 balles.

[9] Ministre de la Défense Nationale du le gouvernement de Tsipras, et Président du parti « Grecs Indépendants », un parti de la droite populiste aux idées xénophobes, homophobes et ultrareligieuses.

Grèce-Turquie. Le gaz, le pétrole dans la Méditerranée de l’Est et le conflit potentiel qui s’y rattache et s’ajoute à la question chypriote

SOS Méditerranée : Nous sommes les yeux d’une Europe qui ne veut pas voir

Chaque jour, un membre de SOS MEDITERRANEE vous donne sa vision des opérations de sauvetage et des événements depuis l’Aquarius

« Nous sommes les yeux d’une Europe qui ne veut pas voir »

Alessandro Porro, membre italien de la SAR Team de SOS MEDITERRANEE raconte son expérience à bord de l’Aquarius dans un texte publié le 22 août par le Corriere della Sera. (Traduction: Benedetta Collini)

« A bord de l’Aquarius, Méditerranée Centrale. Malte à l’horizon. Nous accompagnons en Italie 112 personnes secourues le jour de l’Assomption par nos collègues de l’ONG MOAS. 112 personnes dans un seul bateau pneumatique. Comme d’habitude : il y a des femmes, des enfants, des blessés, mais pour la plupart des jeunes hommes, quelques-uns plus âgés. Sur le pont, crayons de couleurs et feutres en main, ils racontent en dessin leur voyage de l’Afrique au « fleuve Méditerranée ». Ils l’appellent comme ça. Avant de partir on leur dit qu’ils vont traverser un fleuve, qu’il n’y a pas de danger.

Moi aussi je suis un migrant. Du Piémont, transplanté en Ombrie puis en Toscane, par amour et pour le travail. Quelques années passées à goûter à l’Europe, comme étudiant et saisonnier. J’ai passé la moitié de ma vie à bord des ambulances de la Croix Rouge, bénévole d’abord, salarié ensuite. Accidents de voiture, blessures par arme à feu, personnes âgées en détresse, violences familiales. C’était le quotidien. Mais pas seulement. Aussi les secours en mer, et sur le lac Transimeno, sur le fleuve Arno avec les collègues OPSA (operatori polivalenti di salvataggio in acqua – ouvriers polyvalents du sauvetage aquatique). Je suis secouriste, c’est ce qui me réussit dans la vie. Cela ne relève pas du courage, juste de l’entraînement et de la pratique.

L’an dernier, alors qu’en Italie on ne parlait pas encore des ONG de sauvetage en mer, j’ai vu dans le magazine « Internazionale » la photo d’un sauvetage de migrants en Méditerranée. Rien à voir avec les baigneurs fatigués sur les plages de Toscane, là des personnes étaient littéralement extraites des avagues. J’ai envoyé une candidature, SOS Méditerranée m’a fait confiance, j’ai embarqué sur l’Aquarius. Ma première mission : six semaines au mois de juillet, au large de Tripoli, dans les eaux internationales. Trente équipiers, parmi lesquels l’équipage maritime, l’équipe médicale et le SAR team, l’équipe de recherche et sauvetage. Plus de mille-quatre-cents personnes sauvées et accompagnées en Italie, avec dignité.

Nous sommes les yeux d’une Europe qui ne veut pas voir. On nous a appelés des « extrémistes humanitaires », mais être humanitaires n’est pas un choix, pas un métier, pas un chef d’accusation. Extrémiste est un terme exagéré, un raccourci. Un mensonge même, dans ce cas précis. Nous sommes, nous et nos collègues des autres ONG, des techniciens du sauvetage, nous faisons la différence entre les naufragés et les rescapés. En mer, nous recueillons des vies et des histoires. Parfois des cadavres (3 août), parfois des enfants encore attachés par le cordon ombilical (11 juillet). Dès qu’ils se sentent en sécurité, nos passagers nous racontent leur voyage. Ils parlent des réseaux très puissants de passeurs qui les ont achetés puis revendus. De prisons légales et illégales en Lybie, d’enlèvements et de violences. Plusieurs d’entre eux ont été séquestrés sur la route, forcés à travailler. Payée la rançon, revendus aux passeurs. Une autre rançon à payer pour la fuite en mer. Nous avons vu des hommes avec des balles dans l’abdomen, des marques de fouet sur leur dos, des brûlures sur la peau.

À bord de l’Aquarius, j’ai découvert une Université autogérée du sauvetage. Des professionnels – médecins, infirmiers, plongeurs, sapeurs-pompiers, marins – tous concentrés à perfectionner les différentes techniques de secours, chronomètre en main. Neuf secondes pour ramener de la mer à la clinique une personne en arrêt cardiaque. Sur le navire, même les journalistes doivent mettre de côté leur caméra pour aider si besoin. Et il y a souvent besoin. Nous venons de toute l’Europe, d’Amérique, d’Australie. A nos côtés, il y a le personnel médical de Médecins sans Frontières. Calmes, pragmatiques, diplomates. Pas des héros, juste des grands professionnels, préparés, méticuleux.

Prendre la mer est dangereux. Porter secours à un bateau fait d’une planche de bois et d’une bâche gonflée, avec 200 personnes à bord, comporte des risques. Mais nous sommes équipés et formés. Notre priorité est toujours notre propre sécurité. Parfois il y a un silence surréel quand on approche un bateau en détresse. 400 yeux nous regardent, et pas un mot. Ils ne savent pas si notre arrivée est signe de salut ou de retour en enfer. Le premier à briser ce silence, c’est le médiateur culturel à bord de nos zodiacs. Le sauvetage est un art zen, il faut qu’une idée précise passe : « vous êtes en sécurité ». Nous avons avec nous des sacs pleins de gilets de sauvetage qui sont distribués à tout le monde. Puis, lentement, douze par douze, on amène les gens vers l’Aquarius. Un kit avec de l’eau, de la nourriture, des couvertures, des habits propres. Premier triage sanitaire, changement de vêtements. Les cas les plus graves sont amenés à la clinique, souvent les violences physiques sont récentes. Puis commence la première nuit sur le pont, ils s’endorment tous, épuisés. Avec le temps, les corps reprennent des forces. La vue des côtes italiennes déchaîne des danses et des chants : c’est l’allégresse du naufragé.

Mes amis me demandent si ce qu’on dit à la télé est vrai, si nous sommes les taxis de la mer. Non, nous sommes les ambulances de la mer. Et comme des ambulances, nous sommes coordonnés par un SAMU (le MRCC à Rome) qui reçoit des appels de détresse et décide qui envoyer pour le sauvetage : nous, ou les Garde-Côtes italiens, ou la Marine, ou des navires marchands, ou d’autres ONG. Nos routes sont suivies à la trace, nos appels enregistrés. Sur l’Aquarius, comme sur les autres navires, nous avons conscience de ne pas être la solution au problème, un grand problème. Nous sommes un pansement provisoire qui tamponne l’absence d’un plan européen de recherche et sauvetage en mer depuis la suspension de l’opération Mare Nostrum de la Marine Nationale italienne. Un pansement qui pourtant sauve des vies, qui fait la différence. En tant que piémontais, j’ai vu des oliviers commencer à pousser sur des terres et sous des climats autrefois hostiles. Le changement climatique déplace les arbres, comment imaginer empêcher les gens de migrer ? En ce moment l’Italie est rongée par l’inquiétude. Il sera intéressant, dans dix ans, de relire les évènements qui ont marqué cette période. Moi, à bord l’Aquarius, je suis déjà certain d’avoir été du bon côté de l’Histoire. »

Texte : Alessandro Porro

Traduction : Benedetta Collini

http://www.sosmediterranee.fr/journal-de-bord/alessandro-porro-290817

 

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