« On laisse pourrir la situation pour légitimer l’intervention »
Yannis Youlountas est membre de l’assemblée du K-Vox, centre social autogéré sur la place Exarcheia et base de Rouvikonas. « Le groupe était déjà réprimé sous Syriza et la droite a fait du durcissement de cette répression l’un de ses objectifs. Mais Rouvikonas s’est renforcé en novembre, ce qui lui permet de mener plus d’actions, dit-il. Le 17, il en a mené cinq à Athènes avec des tracts, des jets de peinture et à coups de marteau contre des firmes participant à la privatisation du bien commun, pour la défense des travailleurs et contre le racisme d’État. »
À quelques mètres du centre K-Vox se dresse le bâtiment classique au drapeau rouge et noir des antiautoritaires du Nosotros. Pour son fondateur Nondas Skiftoulis, 61 ans, « ce n’est pas la première fois que la police est déployée ici, et le pouvoir ne touchera pas aux squats anarchistes. Michális Chryssohoïdis, le ministre de la protection civile [de l’intérieur… un ancien socialiste qui a eu à quatre reprises ce portefeuille – ndlr] connaît très bien les faiblesses et les capacités de ceux qui sont ici ». Contactés par Mediapart à plusieurs reprises, les représentants du gouvernement n’ont pas souhaité s’exprimer.
Dans le bar à l’ambiance tamisée du Steki Metanaston, un espace social venant en aide aux immigrés depuis 1997, Yannis Almpanis, 44 ans, un de ses membres actifs, constate que « faute de s’en prendre aux squats anarchistes, cette droite s’en prend aux immigrés ». Ces trois derniers mois, il y a eu une douzaine d’évacuations policières très médiatisées de squats abritant des réfugiés. La police grecque a adressé le 20 novembre un ultimatum aux squats résistants, leur donnant quinze jours, jusqu’au 5 décembre, pour évacuer.
Pour l’heure, les évictions des réfugiés n’ont pas été suivies de gros rassemblements de protestation. « La répression est grande et ces squats-là n’étaient pas très politiques, ce qui provoque encore peu de réactions », explique Yannis. Selon lui, la crise économique explique la démobilisation : « Le sort d’Exarcheia est lié à l’évolution de la société grecque. Il y a beaucoup plus d’individualisme, d’exclusion, on y voit désormais des agressions, des vols. »
Le fléau du quartier est surtout son trafic de drogue, en augmentation. Sur la place arborée, de jeunes vendeurs écoulent, sans être inquiétés, la marchandise de jour comme de nuit. Sous l’œil de la police et des touristes.
Phedra* travaille comme serveuse dans l’un des cafés qui bordent la place. « Exarcheia, ce n’était pas ça, regrette-t-elle. C’était un espace politique et maintenant le trafic prend toute la place. Ce sont des anciens groupes mafieux qui se font la guerre. Mais cela a vraiment progressé ces dernières années. Ils recrutent des sans-papiers pour vendre de la cocaïne, de l’herbe… Ils les utilisent car ils sont vulnérables. » Quelques arrestations ont eu lieu, mais sans grand résultat. Dans une interview au quotidien conservateur de centre-droit I Kathimerini, le 13 octobre, le ministre de l’intérieur, M. Chryssohoïdis, défend son action : « La police a attaqué les trafiquants de drogue, vidé les squats, la place est nettoyée. Le message est clair : Exarcheia sera un quartier normal pour ses habitants et visiteurs. »
Pour Phedra, seules « quelques petites mains sont arrêtées ». Révoltée par « ce spectacle misérable et triste – une police inactive et des touristes qui regardent les jeunes dealers assis en terrasse comme au zoo », elle songe à démissionner. Elle s’énerve aussi contre le « cannibalisme social », une expression qui rend compte de la gangrène affectant le quartier, la division idéologique des mouvements, car, selon Phedra, « ici, les groupes anarchistes sont divisés ».
Pour redorer l’image de ce quartier alternatif, « plusieurs assemblées d’habitants excédés veulent lutter contre ce cannibalisme social et la drogue », rapporte Dina Daskalopoulou, journaliste à I Efimerida ton syntagton, quotidien indépendant de gauche. « Mais personne ne voit la police comme solution. Les résidents disent que le pouvoir encourage le trafic, ajoute-t-elle. C’est une stratégie, on pointe la criminalité, on crée un ennemi interne mais on laisse pourrir la situation pour légitimer l’intervention. » Pour la journaliste, cela vise à « encourager la gentrification et le tourisme ».
Exarcheia fascine en effet les visiteurs. Rue Messolongiou, des touristes étrangers photographient avec leur smartphone la plaque dédiée à l’adolescent Alexandros Grigoropoulos. Le quartier est dépassé par son mythe, d’après Vassos Georgas, mèche grise et tee-shirt noir à l’inscription « Bibliotheque », sa librairie, qui donne sur le square d’Exarcheia. « Après cet assassinat, ce mythe du quartier [sans police, libre et sans aucune règle – ndlr] s’est davantage répandu et a donné lieu à deux phénomènes, soupire-t-il, les hooligans qui venaient de l’étranger en disant que c’était un pays détruit, on fait ce qu’on veut, il n’y avait plus rien à perdre. Puis, il y a eu la frénésie de l’achat d’immobilier. »
Vassos a ouvert sa librairie il y a quatre ans pour « revenir à une époque ancienne, lorsqu’il y avait des débats, des discussions, mais je ressens une profonde solitude. Exarcheia est devenu normal, touristique ». Selon lui, le nouvel ennemi « capitaliste » s’appelle Airbnb. Comme à Barcelone ou Lisbonne, la plateforme a transformé le quartier de manière fulgurante et insidieuse.
Sur les devantures foisonnent les inscriptions anti-Airbnb. « Beaucoup de gens se sont endettés avec la crise, ils ont vendu aux investisseurs étrangers qui proposaient des prix exceptionnels pour avoir des visas dorés [visa renouvelable en échange de 250 000 euros d’investissement immobilier – ndlr]. On est au Monopoly, il n’y a plus de règles », dit Tonia Katerini, une architecte qui vit depuis quarante ans à Exarcheia. Les Grecs qui n’en ont pas les moyens sont exclus. Très bas au plus fort de la crise, les prix ont flambé de 35 % depuis 2016.
Pour Petros Kondoyiannis, associé de Vassos Georgas à la librairie, ces phénomènes encouragent la « dépolitisation » d’Exarcheia chère aux autorités. « Elle avait commencé il y a plusieurs décennies avec le déménagement des campus, éloignant les lieux de pensée, les lieux culturels… Airbnb, qui vide le quartier de ses habitants, c’est le coup final », estime le Grec de 44 ans.
Le 6 décembre, comme chaque année, le quartier commémorera la mort d’Alexandros Grigoropoulos. Les autorités appréhendent ce rassemblement traditionnellement houleux, où Exarcheia exprime toute sa colère. « Ils ont voulu nous enterrer, mais ils ont oublié que nous sommes des graines », dit Petros Kondoyiannis, citant un proverbe mexicain. Pour lui, la lutte n’est pas terminée.